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illettré, vous ne le comprendrez pas si vous ne vous imprégnez vous-même à un certain degré de sa poésie native, de ses vieux chants, de ses vieux contes, de tout ce que M. de La Villemarqué a recueilli avec un soin aussi pieux que savant, avec une intelligence sympathique et pénétrante[1]. Assurément de telles images poétiques ne peuvent équivaloir à la réalité ; elles rejettent nécessairement les élémens trop vulgaires qui ont une part si considérable dans la vie de paysans, si souvent grossiers, le fussent-ils moins par certains côtés qu’on n’est tenté de le croire. Toutefois, dans ces monumens plus ou moins poétiques, comme dans d’autres figurés par la pierre et jusque sur les vitraux des églises, les idées et les sentimens des populations rustiques ne se peignent pas moins et se retrouvent encore. Il y a donc à tenir un compte sérieux, sans les prendre toujours trop à la lettre, de ces documens, qui gardent leurs traits distincts, et ne se confondent pas avec ceux des littératures primitives du Nord et des autres civilisations. Le caractère idéaliste et rêveur, les sentimens issus de la vie de famille ou de clan, y sont empreints d’une manière particulière. Des scènes pleines de douceur, des chansons amoureuses, des chants guerriers qui respirent une intrépidité farouche, des récits dont plusieurs rappellent les héros et le merveilleux de la Table Ronde s’y succèdent et y alternent, et nous font parcourir une route qui n’est ni sans charme ni même sans une certaine variété, malgré la simplicité du fond et de la forme. Ces Chants populaires se poursuivent pendant la révolution et au-delà. On ne peut douter que l’âme de ces campagnes ne s’y manifeste sous ses aspects les plus divers. Le factice ne commence à se montrer que dans des pièces d’une date récente. Sans doute, la poésie a pu être cultivée d’une manière plus régulière dans les villes qui, en petit nombre et d’une importance médiocre dans la Basse-Bretagne, formaient en quelque sorte des centres ; mais on n’y pensait, on n’y sentait pas autrement que dans les campagnes ; nombre de ces chants sont nés, dans ces campagnes mêmes, de l’imagination villageoise ; tous ont été adoptés par elle et répétés de berceau en berceau d’une génération à une autre. Les Bretons armoricains avaient, nous dit-on, au VIe siècle, une littérature contenant trois genres très distincts de poésie populaire : à savoir, des chants mythologiques, héroïques et historiques ; des chants de fête et d’amour ; des chants religieux et des vies de saints rimées. C’est sur ce fonds incessamment développé que vivent pour ainsi dire les campagnes bretonnes pendant toute une série de siècles.

  1. Voyez, sur ces antiquités poétiques et historiques de la Bretagne, le livre, qui vient d’être publié, de M. A. de La Borderie : Études historiques bretonnes : l’Historien et le Prophète des Bretons : Gildas et Merlin.