Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/82

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en homme du monde. Il n’y a pas en effet à comparer pour le goût et pour l’esprit Nicole aux Provinciales. Mais Mme de Grignan lisait les Essais en philosophe et Mme de Sévigné les lisait en chrétienne ; et, à ce double point de vue, il y avait beaucoup à profiter dans ce livre, que les délicats comme Mme de Lafayette n’aimaient pas. Il faut remarquer, d’ailleurs, une légère inadvertance du chevalier, qui oppose, comme modèle de bon style, la Logique aux Essais, sans avoir l’air de savoir que les parties les plus agréables de la Logique de Port-Royal sont précisément de Nicole et qu’il oppose ainsi l’auteur à lui-même. Au reste, Mme de Sévigné résistait sur ce point à son fils : « Quand vous avez cru que le sentiment de certaines gens me ferait changer, vous m’avez fait tort. »

Beaucoup de passages se rapportent à l’amour tendre de Mme de Sévigné pour sa fille ; tantôt elle sentait vivement cet amour et faisait des efforts pour y répondre ; tantôt elle semble lui faire la leçon au nom d’une philosophie un peu chagrine. Mme de Grignan paraissait dire que c’était à l’amour de faire des excès de passion et que l’amitié devait se tenir dans une plus juste mesure, et, peut-être en tirait-elle quelque leçon à sa mère sur l’excès de son amour maternel. C’est au moins ce que l’on peut conjecturer d’après le passage suivant : « Je ne saurais m’appliquer à démêler les droits de l’autre[1] ; je suis persuadée qu’ils sont grands ; mais quand on aime d’une certaine façon et que tout le cœur est rempli, je pense qu’il est difficile de séparer si juste. Je ne trouve pas qu’on soit si fort maîtresse de régler les sentimens de ce pays-là ; on est bien heureux quand ils ont l’apparence raisonnable. Je crois que, de toute façon, vous m’empêchez d’être ridicule ; je tâche aussi de me gouverner assez sagement pour n’incommoder personne. » Ce passage ne peut avoir deux sens : évidemment la pauvre mère est obligée de défendre contre sa fille la violence de sa passion maternelle ; elle espère ne pas être ridicule ; elle tâche de ne pas importuner. Cependant Mme de Grignan ne peut s’empêcher d’être sensible à un si grand amour : « Vous êtes donc persuadée que j’aime ma fille plus que les autres mères ? » Cet amour, selon Mme de Grignan, avait été pour sa mère. « un préservatif, » et Mme de Sévigné entrait dans cette pensée en disant : « Il faudrait plus d’un cœur pour aimer tant de choses à la fois, » par allusion à la princesse de Tarente, qui lui avait envoyé un chien nommé Fidèle, nom « que ses amans n’avaient jamais mérité de porter. » Mais M’ne de Grignan, de son côté, avait été si infidèle dans sa passion pour le

  1. Mme de Sévigné et Mme de Grignan donnaient en plaisantant le nom de l’autre à l’amour en l’opposant à l’amitié.