Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 65.djvu/824

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’indépendance. Il n’accueillit pas mal la révolution au début, car il détestait les droits féodaux. La cause des nobles, sans distinction de grands et de petits nobles, ne devint la sienne que quand la révolution se fut faite antireligieuse. A partir de ce moment seulement, prêtres, nobles, paysans ne firent plus qu’un. Aujourd’hui il accepte le bourgeois pour ce qu’il est individuellement, sans envie habituelle pour les supériorités de fortune et de rang, et on peut dire qu’en général il est sans fanatisme politique d’aucun genre.

Le même progrès de sociabilité se montre dans l’atténuation des antipathies qu’il nourrissait contre certaines classes. Je dis atténuation, car il en reste quelques vestiges. Aujourd’hui encore, la race différente ou mêlée, désignée sous le nom de gallo, est toujours un peu méprisée par le Breton pur. Le campagnard conserve aussi un certain dédain pour les professions sédentaires, pour les cordiers, par exemple, qu’il désigne sous le nom de cacoux, et pour ces pauvres tailleurs, réputés gens efféminés par les mœurs guerrières d’autrefois. On fera difficilement revenir ces rudes travailleurs du vieux dicton populaire qu’il faut « neuf tailleurs pour faire un homme. » Mais de ces quolibets aux mauvais traitemens il y a loin désormais.

L’esprit de secours mutuel a toujours régné dans ces campagnes. Le mieux qu’on en puisse dire, c’est qu’il n’a pas dégénéré. La charité reste admirable dans les campagnes bretonnes. Elle va du riche au pauvre, et des pauvres des uns aux autres. Nulle part un orphelin n’est plus sûr d’être recueilli par une famille d’adoption ; les maîtres devenus infirmes et ruinés trouvent des serviteurs et des servantes d’un dévoûment que rien ne rebute ; les domestiques malades ne rencontrent nulle part des maîtres plus portés à leur continuer l’hospitalité et à leur donner des soins personnels. Cet esprit de charité n’est pas habituel chez les paysans en général, ils font d’autant plus d’honneur à la Bretagne.


IV. — L’INTEMPERANCE.

Il faut arriver enfin à parler de ce vice breton, l’intempérance, et, pour le nommer de son nom, l’ivrognerie. On ne peut le faire sans que le cœur se serre, car ce genre de dégradation a ici pour effet de faire perdre à ces populations une partie du bénéfice de leurs meilleures qualités. Il corrompt la vie, il atteint la santé, il jette le trouble dans les ménages. Il a ceci de particulier que, sans lui, il ne se commettrait presque pas de crimes en Bretagne ; ceux que la jalousie, la vengeance, la cupidité font commettre comme partout ailleurs, forment la faible minorité ; la plupart des assassinats et des attentats à la pudeur dans la campagne viennent de