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chocolat que sa mère feignait de craindre pour elle-même : « Je ne sais si je ne dois point trembler : puis-je espérer d’être plus aimable et plus parfaite ? Il vous faisait battre le cœur : peut on se vanter de quelque fortune pareille ? Vous devriez me cacher ces sortes d’inconstances. »

On regrette d’avoir à dire que Mme de Grignan plaisantait avec sa mère des exécutions de Bretagne : « Vous me parlez fort plaisamment de nos misères ; nous ne sommes plus si roués ; .. la penderie me paraît maintenant un vrai rafraîchissement. » Cependant ces plaisanteries elles-mêmes étaient-elles bien des plaisanteries, et n’avaient-elles pas quelque dessous de cartes ? « Ce que vous me dites de M. de Chaulnes est admirable. Il fut hier roué vif un homme qui confessa d’avoir eu dessein de tuer le gouverneur : pour celui-là, il méritait bien la mort. » N’est-ce pas dire qu’il y en avait eu d’autres qui ne la méritaient pas ? Qu’écrivait donc d’admirable Mme de Grignan sur M. de Chaulnes ? N’était-ce pas quelque comparaison avec la Provence, si paisible sous M. de Grignan ? On aimerait à croire que cette ironie était affectée et cachait un blâme secret. N’y a-t-il pas quelque chose de semblable dans cette allusion aux affaires de Provence ? « J’admire que vous ayez réussi à faire ce que vous voulez : c’est que vous êtes fort aimés. Nous sommes étonnés de voir qu’en quelque lieu du monde on puisse aimer un gouverneur[1]. » En Provence, les populations étaient paisibles : c’était avec les autres autorités qu’on était à couteaux tirés. La municipalité d’Aix était, suivant Mme de Grignan, « une caverne de larrons. » Mais elle aimait mieux la guerre que la paix. Elle était « pour la paix générale, » c’est-à-dire pour la continuation de la guerre ; mais « cette humeur guerrière » ne plaisait pas à Paris. On n’a jamais aimé en haut lieu les administrateurs de province qui vous font des affaires. Ces petites discordes paraissaient fastidieuses au ministre ; aussi Mme de Sévigné, avec son tact de Parisienne, avait soin de n’en rien dire à M. de Pomponne, amico di pace e di reposo. Quelquefois on n’avait pas de nouvelles à raconter : « Nous avons bien besoin, comme vous dites, de quelque événement, aux dépens de qui il appartiendra. » Quelquefois aussi les nouvelles étaient fausses : « Vous me dites des choses admirables : je les lis, je les admire, je les crois, et tout de suite vous me mandez qu’il n’y a rien de plus faux. » A défaut de nouvelles, vraies ou fausses, on disait des bagatelles. Mme de Sévigné avait reçu

  1. Voir aussi, 11 décembre 1675 : « Vous jugez superficiellement de celui qui gouverne celle-ci quand vous croyez que vous feriez de même ; non, vous ne feriez point comme il a fait ; le service du roi même ne le voudrait pas. »