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Corneille, de ce fameux soulier recousu dans l’échoppe de Théophile Gautier, était-ce la vraie façon de vivifier cette gloire ? Que l’on chôme ainsi par des discours et par des lampions les grands hommes qui n’ont rien laissé, comme les acteurs, qu’un souvenir après eux, et qu’on cherche, par métaphore, un peu de leur âme dans le coin du monde où ils ont vécu, à merveille ! Mais les auteurs ! mais Corneille ! Son âme est dans ses ouvrages, et c’est là qu’il faut en exercer le culte ; le reste des cérémonies, homélies, poèmes, processions, viendra par surcroît si l’on veut ; mais ce reste, quelque magnificence qu’on y mette, ne sera jamais que la bagatelle de la porte.

Cependant un profit peut se tirer pour la tragédie de ce voyage à Rouen. MM. les tragédiens et leurs compagnes, en visitant la maison de Corneille, auront peut-être appris que ce grand homme fut un homme et même un bonhomme, qu’il vécut avant de mourir ou que, s’il est immortel, il n’est pas éternel, pas plus que, s’il demeure un esprit sublime, il ne fut un pur esprit. Ils se douteront que ses ouvrages ne sont pas des textes révélés pour être déclamés à haute voix, comme un assemblage de morceaux choisis, avec un effort continu d’articulation et sans effort de pensée, dans des solennités publiques. Ils s’aviseront que ce sont des drames, dont les élémens ne sont pas des rôles mais des personnes, et qu’à ces personnes un auteur vivant a communiqué la vie. Polyeucte est une tragédie, dont le héros est un martyr : je ne connais pas de pièce plus humaine, toutefois, pas même dans l’ordre de la comédie. Elle s’élève au sublime avec un naturel que je souhaiterais à nos ouvrages modernes, particulièrement appelés drames, et qui prétendent au naturel ; elle repose sur un fond de sentimens si vifs et si vrais que chacun de nous, à en écouter l’expression, peut les ressentir et les reconnaître. Polyeucte, par un transport de foi et de zèle religieux, touche au ciel et entraîne Pauline à sa suite ; Sévère, par une générosité qui n’est que terrestre, demeure son égal ; mais entre ces personnages un jeu de passions est établi avec tant de vraisemblance et de finesse, tant de suite et de variété, avec une économie si délicate des coups et des contre-coups, avec une telle sûreté, une telle aisance que, plutôt qu’à ce Corneille, réputé pour son héroïsme si raide, on serait tenté d’attribuer l’ouvrage à quelque Marivaux plus fort, plus simple et plus franc.

Polyeucte, Pauline, Sévère, trois caractères tout proches de nous, soumis à des épreuves qui, sauf le martyre, nous peuvent être imposées : une honnête femme entre deux hommes, qui aime l’un d’abord par inclination, et l’autre ensuite par attachement avec une égale bonne foi, qui se trouble au retour du premier, et qui s’échauffe pour l’autre lorsqu’elle le voit en péril ; un homme qui aime sa femme plus que lui-même et qui lui préfère son devoir ; un autre, plein d’estime pour son