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pour un martyr. N’importe, sous ces accoutremens divers, broderies multicolores, broderies blanches ou tenue de supplice, il est toujours beau, et, ce qui vaut plus, toujours homme. Il n’est jamais indifférent à son rôle et ne laisse jamais le public indifférent ; il se donne à lui-même l’illusion tragique et souvent il en impose le prestige au spectateur ; il est doué manifestement et commande ce respect que l’on rend d’instinct aux forces de la nature ; enfin, lorsqu’il se trouve d’accord avec l’auteur, il est le plus magnifique instrument de poésie qui se puisse rêver.

Allez donc recommander cet exemple à M. Villain, voire même à M. Laroche ! Ils vous renverront à Jupiter, qui ne leur a pas départi de tels dons. Le camarade que je veux proposer à leur émulation n’a pas de génie ; a-t-il de la facilité ? C’est son affaire et non la mienne. Sans disgrâce physique, il n’est pas cependant taillé en demi-dieu ni en athlète ; son visage est froid et volontiers immobile ; sa voix un peu lourde et son élocution laborieuse, toute sa personne a je ne sais quoi d’un peu trop lent et débonnaire. Mais il a l’intelligence de ses rôles, il en a l’intelligence directe et ne va pas chercher pour cela, hors de la tradition, midi à quatorze heures. Il les joue avec justesse, sans relâchement et sans ambition ; il tient sa place et il s’y tient ; il ne prend, pour commencer, ni trop haut, ni trop bas ; il varie humainement, par la suite, l’expression des sentimens humains que son personnage éprouve ; jamais il ne détonne, et, partant, il ne fait pas détonner les autres : j’aimerais mieux être son confident que la confidente de Mlle Dudlay. Pour le répertoire classique, il n’est pas besoin d’acteurs plus extraordinaires que M. Silvain : — car c’est de lui que je parle, — et de quel autre parlerais-je ? Il se fait remarquer à la Comédie-Française justement par les qualités qui devraient y être ordinaires.

Il excelle, par ces qualités, dans Polyeucte : il rend au personnage de Félix la valeur que nous lui connaissions par la lecture, et que de prétendus tragédiens formés à l’école de traîtres du Conservatoire, — oui, vraiment traîtres ! — lui avaient fait perdre à la scène. Figuré par M. Silvain, Félix n’est pas un « troisième rôle » de convention, d’une bassesse continue et d’une ignoble atrocité ; il est ce qu’il doit être : un politique médiocre, une âme d’ordre moyen dans une fonction sociale d’ordre élevé. Cette âme, en diverses épreuves, se colore de nuances diverses ; M. Silvain les a rendues fidèlement. Il a d’ailleurs observé la simplicité convenable à l’ouvrage, et justement celle-là : il ne s’est pas forcé à la fausse noblesse ; il n’a pas non plus tourné le rôle, pour attirer grossièrement l’attention, à la moderne et à la bourgeoise. Il n’est pas un pantin de tragédie, qui habite hors des temps et ne vit nulle part ; il n’est pas non plus un préfet de M. Ferry, embarrassé par le zèle clérical de son gendre, qui va dans les chapelles des couvens