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de ses gens. » Ses craintes se réalisèrent. Pressurés par Mme de Duras, dont Marguerite avait fait son lieutenant, les habitans d’Agen se lassèrent de cette lutte inégale et se mutinèrent. Prise entre une ville en pleine révolte et l’armée de Matignon qui s’avançait, exposée à être livrée à son mari ou à Henri III, Marguerite n’avait plus qu’un parti à prendre, s’enfuir, et sur l’heure. Ce fut une vraie déroute : filles et dames d’honneur, hommes d’armes, tous se sauvèrent. Mise en trousse derrière Lignerac et sans coussinet, Marguerite fit d’une seule traite la longue course d’Agen à Carlat, château-fort à deux lieues d’Aurillac, dont Marcé, le frère de Lignerac, était gouverneur. Elle y fut malade un long mois. Sans argent, sans lit de parade, « sans linge même pour se changer, » elle envoya Duras en Espagne solliciter un secours de Philippe II. Elle avait laissé à Agen le chanoine Choisnin. Il devait lui rapporter sa garde-robe et ses bijoux ; comme il ne se pressait guère, elle fît partir Marcé pour Agen. Lorsqu’ils revinrent tous deux à Carlat, Lignerac commença par retenir une partie des pierreries de la reine pour se couvrir d’une avance de 10,000 livres ; non moins exigeant, Choisnin réclama une indemnité de 6,000 livres. Marguerite l’ayant refusée, il souffleta l’huissier qui lui refusait l’entrée de l’appartement de la reine. Chassé de Carlat pour cette insulte et bâtonné au départ pour des propos injurieux contre la reine, il jura de se venger et n’en eut que trop tôt l’occasion.

Pour éviter de tomber dans les mains de Henri III ou dans celles du roi son mari, Marguerite s’était condamnée à une prison volontaire dans ce château inaccessible « qui sentoit plus la tanière du larron que la demeure d’une reine. » Mais il vint une heure où elle ne s’y crut plus en sûreté. Ne sachant où se réfugier, elle écrivit à la reine sa mère cette lettre lamentable : « Madame, si au malheur où je me vois réduite il ne me restoit la souvenance de l’honneur que j’ai d’être votre fille, et l’espérance de votre bonté, j’aurois déjà de ma propre main devancé la cruauté de ma fortune, mais je me jette à vos pieds et vous supplie très humblement d’avoir pitié de ma longue misère et faire en sorte que le roi veuille bien se contenter de mes maux. »

Mais, tout d’un coup, la situation tourne au tragique : d’abord, préface d’un drame plus terrible, Marcé, le frère de Lignerac, meurt subitement, et sa mort est attribuée au poison. A quelques jours de là, un matin, Lignerac entre dans la chambre de la reine ; elle était couchée, et, tout près d’elle, le fils de son apothicaire se tenait debout : pris d’un accès de jalousie féroce, sans prononcer un mot, Lignerac le poignarde ; l’homme tombe, et le sang rejaillit sur le lit, qui en est inondé.