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Un peuple qui a des colonies répand, pour ainsi dire, son honneur aux quatre coins du monde, et au nord comme au midi, à l’est comme au couchant, nulle part il ne peut le laisser en souffrance. Jean-Jacques Rousseau plaignait ces négocians français qu’il suffisait de toucher à l’île Bourbon pour les faire crier à Paris. On ne pourrait toucher à l’honneur allemand, dans la baie de Biafra, sans le faire crier à Berlin. Mais sans doute M. de Bismarck a tout prévu, et il a jugé que les profits l’emportaient sur les risques.

Ce qui vient de se passer semble lui donner raison. Pour savoir exactement ce qu’il espère soit des établissemens d’Angra Pequeña, soit des colonies que lui prépare M. Nachtigal dans le Soudan maritime, il faudrait, comme dit le poète, « habiter sa pensée, » et il n’y laisse entrer personne. Mais, n’eût-il qu’une foi médiocre dans leur avenir, il a fait un coup de maître en prenant position dès ce jour sur la côte d’Afrique, car il lui importait de faire bénéficier son pays des entreprises que d’autres ont accomplies ou ébauchées. On peut espérer que, dans un avenir prochain, les immenses bassins du Niger et du Congo commenceront à s’ouvrir au commerce. C’est une œuvre de longue haleine à laquelle la France s’est employée plus que toute autre nation. Elle est arrivée la première sur plus d’un point; elle a obtenu des résultats considérables, ici par l’intrépide persévérance et l’adroite diplomatie d’un de ses fils adoptifs, M. de Brazza, ailleurs, par l’héroïsme de ses soldats et par l’audace toujours calculée de leur chef, le colonel Borgnis-Desbordes. De telles entreprises ne pouvaient laisser indifférent M. de Bismarck. Il a pris pied en Afrique pour avoir son mot à dire dans le règlement de cette grosse affaire, pour s’assurer une place parmi les copartageans, pour pouvoir justifier ses demandes par des offres un peu maigres de cordiale réciprocité. « Donne-moi de ce que tu as et je te donnerai de ce que j’ai, » disent les enfans. C’est le moyen de conclure quelquefois des marchés d’or.

M. de Bismarck a fait venir à Varzin l’ambassadeur de France pour conférer avec lui de cette affaire. Il lui écrivait à quelques jours de là: « Les actes d’occupation récemment accomplis sur la côte occidentale de l’Afrique nous ayant mis en rapport de voisinage avec des colonies et des établissemens français, nous désirons régler, d’accord avec le gouvernement français, la situation qui résulte des prises de possession effectuées dans ces parages par des commissaires allemands... L’étendue des possessions coloniales n’est pas l’objet de notre politique; nous ne visons qu’à assurer au commerce allemand l’accès de l’Afrique sur des points jusqu’ici indépendans de la domination d’autres puissances européennes. » Mais ce n’est pas seulement par des prises de possession que M. de Bismarck entend procurer de nouveaux débouchés aux marchandises allemandes. Il désire qu’elles profitent des entreprises françaises, et il a obtenu que notre gouvernement s’engageât