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plaindre, ils parlèrent de leurs sympathies pour la France, de leurs regrets de ne pas pouvoir lui être secourable et du chagrin que leur causait la perspective d’être jugés sévèrement par le monde entier. Mais ces considérations, malgré leur amertume, disaient-ils, ne pouvaient l’emporter sur la crainte de jeter leur pays dans un grave péril. Si les choses étaient entières et que la France leur demandât de s’engager dans les chances ordinaires d’une guerre, ils n’hésiteraient pas. Mais la France était écrasée, ses deux véritables armées étaient prisonnières, et celles qu’elle organisait, à peine formées, étaient, tout l’autorisait à le craindre, incapables de supporter le choc d’un ennemi formidable.

D’ailleurs, l’armée italienne, elle-même, n’avait pas la solidité qu’on lui prêtait. Elle n’était pas de force à soutenir une pareille lutte. Quelle responsabilité encourraient ceux qui, par l’entraînement des plus nobles sentimens, compromettraient le pays qui leur avait confié ses destinées ! Ce ne serait pas seulement un corps de 100,000 hommes qu’on jetterait dans le gouffre, mais l’Italie serait fatalement entraînée avec la France et condamnée à subir les conditions de la même paix.

Le général Cialdini qui, avant la déclaration de guerre, s’était si résolument prononcé pour l’alliance, déclara que 100,000 hommes seraient insuffisans et que, pour en avoir 200,000, il faudrait un temps énorme. Il reconnut qu’un refus pourrait exposer l’Italie et sa dynastie à de réels dangers, mais ces dangers, disait-il, sont à échéance éloignée, tandis que ceux qu’il s’agit d’affronter sont immédiats, inévitables. Dans l’état des choses, ajoutait-il, tout le monde, en Italie, considère l’alliance avec la France écrasée comme une folie qui égalerait celle qu’a commise Napoléon III en déclarant la guerre. Aucun des ministres ne saurait donc conseiller au roi de se mettre en marche, avec la pensée de faire ratifier plus tard sa résolution par le parlement. Il y jouerait sa popularité, sa couronne.

Toutes nos espérances s’évanouissaient. L’Italie, notre dernière ressource, opposait un refus inflexible aux appels anxieux, désespérés de notre ambassadeur.

M. Thiers tenta un suprême effort auprès de Victor-Emmanuel. Le roi s’adressa à son honneur : « Si vous pouvez me donner votre parole, lui disait-il, qu’avec mes 100,000 hommes je sauverai la France, je marcherai. » M. Thiers resta muet, sa mission avait irrévocablement échoué[1].

Il passa quelques jours encore à Florence, atténuant l’amertume

  1. Dépêche télégraphique de M. Senard à la délégation de Tours : « M. Thiers vous prie de ne pas considérer son insuccès comme une rupture. »