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le calme et le silence des choses, il n’y avait plus rien sur ces plaines, rien que la puissance créante, toute la vie possible de tout l’univers, frémissante dans l’espace, impatiente d’être, sûre de durer, indifférente à tout ce qui meurt.

Tout à coup, à droite de la route, j’aperçus une petite butte de terrain fraîchement ameubli, à même le labour ; on eût difficilement distingué ce tertre au milieu du champ, s’il n’eût porté deux croix affrontées, grossièrement faites avec des troncs de bouleaux. Que signifiait cela ? Était-ce vraiment une sépulture, aventurée là, sans raison, loin de toute habitation, hâtive et éphémère entre les blés d’hier et ceux de demain ? J’interrogeai mon cocher, Ivan Bolba, un Petit-Russien de race pure ; je n’ai jamais pris en défaut sa philosophie fataliste.

— Que voit-on à droite, Ivan ? Est-ce par hasard une tombe ?

— Oui,.. il y a là deux âmes.

— Comment se fait-il qu’elles soient enterrées là et pas au cimetière de Lébédine ?

— Qui les connaît ? C’est qu’on n’aura pas pu ailleurs.

Je ne tirai rien de plus, et encore nos mots rendent-ils bien mal le vague infini de la réponse du Russe. Un personnage de Tourguénef n’eût pas autrement parlé, et je compris une fois de plus avec quelle vérité le grand artiste fait parler les gens de son peuple. — Quel sort avait jeté là ces « deux âmes » inconnues ? Un accident, un crime ? Qui étaient-elles ? d’où venaient-elles ? « Qui les connaît ? On n’aura pas pu ailleurs… » Dans tous les cas douteux, le clergé des campagnes refuse la sépulture chrétienne aux morts qui n’ont pas de bonnes références. Ils disparaissent où ils peuvent ; un homme pieux prend sa hache, coupe un bouleau dans le bois voisin, taille une croix ; nul n’est curieux d’éclaircir le mystère, on a tout oublié le soir, avec la superbe indifférence pour la vie humaine, bien naturelle dans un pays où il y en a cent millions.

Elles me poursuivirent tout le reste du jour, ces « deux âmes. » Il y avait quelque chose de saisissant et de formidable dans cette apparition fortuite de la mort, en pleine solitude, en plein travail de la vie terrestre. La nuit, ce tertre suspect n’eût été que lugubre, du moins il eût grandi de tout l’incertain des ténèbres ; sous ce midi brûlant et vivant, il en sortait une épouvante philosophique, plus inquiétante peut-être que les terreurs nocturnes. L’abandon de ces perdus était si tragique, leur rien et leur fuite vaine dans la terre en fête si sensible ! Le cimetière, c’est encore une société ; les oubliés se serrent entre eux ; il y a de l’appui pour les tombes. Mais ce naufrage dans l’immense plaine, ce campement d’une heure sur