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fièrement campées dans leurs costumes d’Ukraine, brandirent les aiguillons derrière les herses, après avoir baisé entre les mains du vieux prêtre la croix d’or, rayonnante au soleil, la croix de souffrance et de courage, — en vérité, le tableau fut saisissant et magnifique, malgré sa banalité, malgré l’impression mesquine de la minute précédente. Voilà ce que le réaliste ne sait pas ou ne veut pas faire sortir des choses, quand il les considère de si près, voilà pourtant ce qu’elles contiennent, ce qu’il faut voir, parce que cela aussi est une partie de la vérité. On n’est vrai, on n’est humain, qu’à la condition de marcher, comme ce semeur, entre ciel et terre, touchant l’une et regardant l’autre, faisant la part du comique extérieur et de la noblesse intime. Si j’aime les romanciers de ce pays, c’est qu’ils ont, ce me semble, trouvé le juste point de vision entre ces deux aspects de la vie.

… Que ce peuple est singulier ! comme un mot le soulève ou l’abat, dès que ce mot semble venir d’en haut, de plus loin que la simple raison, rarement écoutée ! J’ai eu souvent occasion de parler de la crédulité du paysan russe, de ces bruits vagues qui courent dans les campagnes et contre lesquels aucune évidence ne prévaut. Je viens d’en avoir un exemple frappant. Tout à l’heure, comme nous prenions congé de nos hôtes, on est venu annoncer au propriétaire de la fabrique qu’une grande partie du village refusait de se rendre au travail. Dans les deux rues principales, les paysans ont déménagé leur mobilier devant les portes ; là, assis avec leurs familles sur les coffres, ils attendent. Quoi ? Ils attendent le quatrième incendie. Il y a quelques jours, ou quelques semaines, — on n’est pas d’accord sur la date, — un moine a passé, un de ces pieux vagabonds qui mendient sur les routes russes et vont prier très loin, peut-être aux monastères de Kief, peut-être à Solovetzk, sur la Mer-Blanche, ou bien en Palestine, au Sinaï, qui sait jamais ? Cet inconnu a prédit des choses obscures, entre autres qu’il y aurait quatre incendies, et que le dernier anéantirait le village, avant la fête de la Protection de la Vierge. En effet, le sinistre d’hier était le troisième depuis un mois ; le dernier, le plus terrible, sera pour aujourd’hui. Pourquoi aujourd’hui ? Mystère ! le moine doit l’avoir dit ; les paysans n’aiment pas à s’expliquer là-dessus, mais c’est ainsi : ils attendent, rien ne les fera bouger. — Demain, ces hommes du XIIe siècle consulteront le manomètre sur des chaudières à haute pression. — Vraiment ceux qui dirigent ce pays ont droit de rêver beaucoup et de craindre beaucoup ; tant que cette foi facile leur appartient, tous leurs rêves sont réalisables, ils peuvent faire des miracles avec une parole ; si cette foi leur échappe, si la parole vient d’ailleurs, que n’ont-ils pas à redouter ?