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chose oubliée depuis longtemps, des bancs de roches calcaires mis à nu dans les tranchées de la voie ; des villages beaucoup plus rares, amas de maisons enfouies sous le chaume, à ras du sol ; on les distingue mal du pays environnant, elles se dérobent dans la même tonalité jaune, comme ces animaux sauvages qui empruntent la couleur des terrains où ils vivent. Ici, la terre est nue, la terre est triste ; la gaîté est en haut, dans la lumière plus méridionale, dans la tiédeur d’un air plus doux.

Par instans, l’immensité et la pureté des lignes me rappellent le désert de Syrie. Voici que, pour compléter l’illusion, une rangée de hautes colonnes se profile là-bas sur le ciel : ne sont-ce pas les fûts d’un temple antique, les piliers de Baalbeck ou de Palmyre ? Non, les colonnes des temples sont mortes, et celles-ci vivent, elles respirent et soufflent de la fumée ; ce sont les hautes cheminées des sauneries de Bakhmout. Nous entrons dans le bassin des salines, qui précède le bassin houiller ; à mesure que nous approchons de Bakhmout, la vie industrielle témoigne de son énergie par le mouvement des gares ; on décharge sur les quais du charbon, du sel, des huiles minérales ; sur la voie stationne un long train formé de voitures étranges, aux croupes arrondies ; on dirait un convoi d’éléphans en caravane ; ce sont les wagons-réservoirs pour le pétrole de la maison Nobel, qui partent du Caucase et sillonnent toute la Russie. Çà et là, des pyramides de déblais et la cage d’une machine indiquent un puits de mine. Tout cela a l’air d’une improvisation dans cette solitude : c’en est une en effet. Jusqu’à ces dix dernières années, les habitans du district de Slaviansk se bornaient à gratter le sel en été dans quelques flaques d’eau ; en 1874, des marchands grecs de Taganrog forèrent des puits et construisirent à Bakhmout des sauneries à vapeur ; ce village devint une ville, qui compte aujourd’hui 20,000 âmes, — 10,000 juifs. Plus récemment encore, des ingénieurs sondèrent les vallées avoisinantes et reconnurent l’existence d’un riche filon de sel gemme ; des capitalistes achetèrent des concessions, on se mit au travail ; la plus ancienne mine, celle de Briantzefka, n’a pas six ans d’existence.

C’est là que nous plantons notre tente, je veux dire que nous arrêtons notre wagon, sur le garage de la petite voie qui dessert la mine. L’ingénieur de l’exploitation, M. le baron Kloth, met à notre service sa cordiale hospitalité et son savoir technique. Il nous raconte comment, en 1879, la steppe nue et silencieuse s’étendait là où nous voyons des agglomérations ouvrières, des usines, des rails, des entrepôts. Depuis lors, beaucoup d’audacieux sont venus tenter la fortune ; la plupart ont vite abandonné la partie, faute de ressources suffisantes ; il.subsiste quatre ou cinq entreprises