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réflexion, esclave de son caprice, tel que l’avaient fait les mœurs faciles du servage. L’autre, l’homme des générations nouvelles, est sérieux et instruit, préoccupé des problèmes qui s’imposent à son pays ; il a de l’ordre, des vues et un but dans la vie ; il suit patiemment une carrière ou cultive ses terres avec des idées à lui ; en toutes choses il accepte la lutte, condition d’une vie sociale plus intense, au lieu de se laisser dériver au courant, à l’exemple de son aîné ; et comme l’homme n’est pas parfait, il a des prétentions en politique. La société provinciale se partage encore entre ces deux catégories, mais la première tend à disparaître et la seconde passe au premier plan.

… Cette nuit, laissant derrière moi la fabrique, j’ai gagné au large dans la campagne. Admirable assemblée d’étoiles ; elles sont toutes là, dans ce ciel limpide, rien ne les offusque, rien ne limite le regard ; il glisse sur le pourtour de ces plaines aussi libre que sur l’océan. L’horizon de la steppe, pauvre et maigre le jour, retrouve dans les ombres toute la majesté de ses grandes lignes. Il souffle un vent de sud très doux, qui vient tout droit de la mer d’Azof, et de plus loin, des mers d’Orient où il a chanté dans les voiles grecques. Je le connais bien, ce vent du Bosphore, je sais son parfum. Par instans, comme un cauchemar lointain, les bruits sourds de l’usine arrivent dans ce calme, rauques appels de vapeur, sifflets stridens des contremaîtres qui hèlent la seconde équipe de nuit. Cela semble une injure au repos et au silence des choses, ce travail nocturne de l’homme, qui témoigne d’esclavage et de souveraineté. Plus près, entre les dernières maisons, une voix traîne le lent refrain d’une chanson cosaque et s’accompagne sur un accordéon, petit bruit de joie dans ce grand bruit de peine.

Au matin, nous avons été visiter une autre mine, concédée à une compagnie française. Nous surprenons dans une chaumière de paysan deux aimables Parisiens, courageusement ensevelis dans ce désert depuis de longs mois. Étonnement des deux ermites, plaisir de parler de mille choses chères et lointaines ; après quoi ils nous expliquent la rude lâche qui nécessite ici leur surveillance. Ces messieurs vivent littéralement dans le fond d’un puits : moins heureux que leurs voisins de Briantzefka, ils ont rencontré à 90 mètres une nappe d’eau qui arrête les travaux de forage ; ils combattent l’ennemi par d’ingénieuses défenses, des cloisons étanches en douves de chêne. Nos compatriotes se louent beaucoup des ouvriers russes ; rien ne rebute ces manœuvres dociles et endurcis, qui travaillent huit heures durant dans la saumure ; elle produit de curieux effets, des plaies creusantes sur les mains et le visage ; plus d’un homme a été mis hors de combat par ces morsures de l’eau saline.