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ont cru, ils ont dit que Rome aurait été bien plus heureuse et bien plus grande si l’un de ces deux élémens de discorde avait pu disparaître. Je crois qu’ils se trompaient : en se combattant, ils se contenaient et se tempéraient l’un par l’autre. Leur opposition a empêché la stabilité de devenir la routine et les réformes d’être des révolutions. Elle a pu rendre les progrès plus lents, mais ils en ont été plus sûrs ; grâce à elle, tout s’est fait avec ordre et à son temps. La lutte même des deux principes ennemis, loin d’être pour Rome une cause de faiblesse, est peut-être ce qui lui a donné le plus de ressort et d’élan. Dana ces assauts de tous les jours dont le forum était le théâtre, les caractères ont pris cette trempe énergique, cette ardeur de rivalités généreuses, cette fougue, cette vigueur, qui, tournées contre l’étranger, ont conquis l’univers.

Mais nous voilà bien loin de notre sujet. L’histoire romaine est pleine d’attrait, et si nous nous laissons aller aux réflexions que suggère la vue des plaines du Latium et des montagnes de la Sabine, nous ne pourrons plus nous arrêter. Il est grand temps de descendre de la tour des Borghèse et de revenir au camp d’Énée.


IV

Le dieu du Tibre, dans sa prédiction, qui nous a si longtemps retenus tout à l’heure, ne se contente pas d’annoncer à Énée les destinées de sa race, et de lui donner des éclaircissemens sur la fondation de Lavinium et d’Albe ; après s’être occupé de l’avenir, il songe au présent et lui apprend comment il se tirera des dangers qui le menacent. Toutes les populations italiques s’unissent contre lui ; il ne peut leur tenir tête que s’il a des soldats ; le Tibre lui fait savoir comment il en pourra trouver. Il faut qu’il implore le secours des ennemis des Latins : l’alliance d’Évandre et des Étrusques lui permettra de résister à Turnus. Pour se procurer ces amitiés précieuses et obéir aux ordres du dieu, Énée quitte son camp, s’embarque sur le Tibre et va rendre visite au roi Évandre, dans sa petite ville de Pallantée.

C’est un moyen ingénieux qu’a trouvé Virgile pour se tirer d’une des plus grandes difficultés de son sujet. Il veut chanter la gloire de Rome, et Rome, à l’époque où il place l’action de son épopée, n’existe pas encore ; elle n’y figure que par les prédictions qu’on y fait sans cesse de sa grandeur et de sa gloire. Pour la rendre plus présente, dans cette épopée dont elle est l’âme, le poète a eu l’heureuse idée d’envoyer son héros sur les lieux même où elle doit un jour s’élever : s’il ne peut pas la voir, il faut au moins qu’il la devine