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et la pressente. Sur ce sol prédestiné, il y a déjà quelque chose d’elle. Le culte d’Hercule victorieux se célèbre au pied de l’Aventin ; les prêtres saliens chantent autour de l’ara maxima ; on montre, sur les flancs du Palatin, la grotte sacrée du Lupercal, et quand les pâtres de l’Arcadie passent auprès des buissons qui couvrent les rochers du Capitole, ils croient entendre Jupiter qui agite son tonnerre et s’enfuient épouvantés. Le huitième livre de Virgile est un de ceux qu’il a écrits avec le plus de verve et de passion. Cette première vue de Rome, avant sa naissance, l’a charmé, et le tableau qu’il en a tracé était de nature à ravir ses contemporains qui opposaient volontiers aux splendeurs de cette ville de marbre qu’Auguste se flattait d’avoir construite, non-seulement la Rome de brique de l’époque républicaine, mais les maisons de chaume du siècle des rois, Je voudrais bien avoir le temps de suivre Énée dans cette excursion où il salue par avance cette cité qui doit être la merveille du monde, rerum pulcherrima Borna $ je voudrais aussi l’accompagner à Gœre, où l’attendent les ennemis de Mézence pour se joindre à lui. Il serait intéressant de voir comment il parle des Étrusques et l’impression que ce peuple étrange a faite sur lui ; mais il faut se borner ; le voyage nous entraînerait trop loin. Résignons-nous à le laisser partir seul et à ne pas quitter le camp où il a établi ses soldats.

Tous ceux qui ont écrit l’histoire de ces anciens événemens ont parlé du camp d’Énée ; ils s’accordent à lui donner le nom de Troie (Troja, castra Trojana), mais ils le placent à des endroits différens. Plusieurs supposaient qu’Énée s’était arrêté entre Lavinium et Ardée, près d’un temple élevé à Vénus, où l’on montrait une statue de la déesse qu’il y avait, disait-on, lui-même apportée[1]. Virgile s’est décidé pour un autre côté du rivage. Fidèle à son habitude de relier le présent au passé, il a voulu consacrer par un grand souvenir les origines d’une ville importante : il met le camp d’Énée à la place même où le roi Ancus Marcius doit plus tard fonder Ostie, le port de Rome. Nous avons vu les Troyens arriver à

  1. Une autre raison qu’on avait de faire aborder Énée en cet endroit, c’est qu’on y plaçait ordinairement le fleuve sacré qu’on appelait le Numicus ou le Numicius. Denys d’Halicarnasse et Pline l’ancien semblent bien dire en effet qu’il coule près de Lavinium, et on l’identifie d’ordinaire avec le Rio Torto ou quelque autre de ces ruisseaux qu’on trouve entre Pratica et Ardée. Mais Virgile le met tout près d’Ostie. Quand les Troyens, à leur arrivée, cherchent à reconnaître les lieux où ils viennent de débarquer, ils envoient des gens pour explorer les environs, et ces gens leur rapportent qu’ils viennent de voir les marais où le Numicius prend sa source : fontis stagna Numici, ce qui semblerait indiquer un ruisseau qui sortirait du stagno di Levante pour aller à la mer. Du reste, ce ruisseau avait fini, disait-on, par tarir, ce qui explique qu’on discutât sur son emplacement.