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son bouclier, ils sont pris d’une épouvante indicible. Turnus les poursuit et les tue, « comme un tigre entouré de bêtes timides. » Ils finissent pourtant par voir qu’il est seul, et, s’étant réunis ensemble, ils le forcent à se retirer peu à peu du combat. Devant cette foule, qui s’augmente sans cesse de tous les peureux rassurés, il recule peu à peu, pas à pas, tenant tête atout le monde, mais épuisé par cette lutte inégale. « La sueur coule en flots noirs sur son corps. Il ne peut plus respirer, et son haleine pénible fait palpiter sa poitrine. » Acculé enfin contre le Tibre, comme il n’y a de ce côté ni retranchement ni muraille, il se jette dans le fleuve, « qui le soulève mollement sur ses eaux et le rend à ses compagnons purifié des souillures du combat. »

Le combat, qui se livre en l’absence d’Énée, remplit tout le neuvième chant de l’Enéide. Les Troyens, privés de leur chef, y sont fort maltraités par Turnus et assiégés dans leur camp, qui est sur le point d’être pris. De toute cette mêlée, qu’il serait peu intéressant d’étudier en détail, je ne retiens que deux épisodes, non parce qu’ils sont plus beaux que les autres, mais parce qu’il me semble qu’ils deviennent un peu plus clairs quand on les lit sur les lieux, et que, pour ainsi dire, ils s’encadrent mieux dans le paysage.

Le premier est celui où le poète nous raconte la métamorphose des vaisseaux troyens en nymphes de la mer. Quand Énée a débarqué sur la terre italienne, son premier soin est de mettre ses vaisseaux en sûreté. Il ne pouvait songer à les laisser dans le fleuve. Ce fameux port d’Ostie, avant les travaux de Claude et de Trajan, n’était pas un port. Strabon nous dit que les atterrissemens formés par le sable que charriait le Tibre ne permettaient pas aux navires d’un fort tonnage de s’approcher de la côte. « Ils jetaient l’ancre et restaient au large, exposes à toutes les agitations de la pleine mer. Pendant ce temps, des embarcations légères venaient prendre leurs marchandises et leur en apporter d’autres, en sorte qu’ils repartaient sans être entrés dans le fleuve. » Énée, pour éviter ces dangers et mettre ses vaisseaux à l’abri du sable et des flots, les fait tirer sur le rivage. Cet usage, qui existait déjà du temps d’Homère, n’était pas abandonné au second siècle de l’empire. Minucius Félix, en se promenant autour d’Ostie, à l’endroit même où devait être la flotte troyenne, nous dit qu’il y rencontra « des navires sortis de l’eau et reposant sur des étais de bois qui les empêchaient d’être souilles par la boue. » Les vaisseaux d’Énée étaient placés sur la rive gauche du Tibre, dans cet espace de à stades (720 mètres) qui séparait le camp de la mer. On les avait cachés le mieux qu’on avait pu, et, comme le camp lui-même, ils étaient défendus par une sorte de retranchement du côté où le fleuve ne les protégeait pas ;