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ainsi avancées, ils lèvent le bout qu’ils tiennent en main pour plonger le bout opposé dans la mer. Cela fait, ils se jettent eux-mêmes en arrière et retombent sur leur siège, qui ploie en les recevant. Quelquefois le galérien rame ainsi dix, douze et même vingt heures de suite sans le moindre relâche. Le comité, en cette occasion, ou d’autres mariniers, mettent dans la bouche des pauvres rameurs un morceau de pain trempé dans du vin pour prévenir la défaillance. Alors le capitaine crie au comité de redoubler ses coupe. Si un des esclaves tombe pâmé sur son aviron (ce qui arrive fréquemment), il est fouetté jusqu’à ce qu’il soit tenu pour mort, puis on le jette à la mer sans cérémonie, »

Ne serons-nous pas, en lisant cette effroyable page écrite par un auteur qui pouvait dire, comme les anciens martyrs : Quod vidimus testamur, de l’avis de Sancho Pança ? Nous voici bien véritablement en pays enchanté. Les vrais enchantemens, ce sont les choses qui se passent ici et non celles dont le célèbre hidalgo, don Quichotte de la Manche, entretient si souvent son écuyer. « Qu’ont donc fait, se disait Sancho, ces malheureux, pour qu’on les fouette avec tant de rigueur ? Et comment cet homme qui se promène, le sifflet à la bouche, se hasarde-t-il à frapper à lui seul tant de monde ? Ceci doit être l’enfer, ou tout au moins le purgatoire. » Pour l’honneur de l’humanité, nous devons espérer que Jean Marteille exagère. L’intérêt du capitaine, fût-il le plus grossier et le plus cruel des hommes, lui conseillait trop bien de ménager sa chiourme pour qu’il en vint, sans une nécessité pressante, à de telles extrémités. Je ne vois que la poursuite de quelque corsaire barbaresque qui ait pu donner au fouet de l’argousin une telle férocité.

« Un signal au fort de Monjuich ! » crie, du haut de la penne, le marinier de garde. Le fort vient de signaler, en effet, un navire à rames près de la côte, dans la direction du ponant. Le général, — car nous sommes à bord de la galère de don Luis Coloma, comte de Elda et commandant des galères catalanes à l’époque où l’empereur Châties Quint vint visiter le port de Barcelone, — le général ne fait qu’un bond du tabernacle à la coursie. « Çà, enfans, s’écrie-t-il, que ce bâtiment ne nous échappe pas ! Ce doit être quelque brigantin d’Alger. » — « Sarpez le fer ! » commande à son tour le comité, et il commence, avec sa courbache, à émoucher les épaules de la chiourme. La galère prend peu à peu le large. Bientôt on peut, du pont de la capitane, reconnaître la force du navire signalé : c’est un bâtiment à rames de quatorze ou quinze bancs. Les gens du brigantin ne se sont pas, de leur côté, mépris sur le caractère et sur les intentions du vaisseau espagnol. Ils comptent sur la légèreté de leur navire pour s’échapper. Malheureusement, ils ont affaire à forte partie : la capitane est un des