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voiles carrées, nous n’embarquons que des marchands ou des passagers habitués à toutes les commodités dont on jouit à terre. » Et les nègres ? Que pense de ces recrues, faciles du moins à se procurer, le capitaine Pantero Pantera ? « Les nègres, dit-il, ce sont les pires de tous : la plupart se laissent mourir de mélancolie et d’ostinazione. » Regretteraient-ils le fouet du commandeur ? Ce serait le dernier trait du tableau.

Le service des esclaves ne se bornait pas à voguer : les esclaves allaient faire l’eau et le bois ; à eux seuls revenaient toutes les corvées. On les reconnaissait, au milieu des autres galériens, à la touffe de cheveux qu’ils portaient au sommet de la tête ; le reste du crâne était rasé. « Qui nous délivrera, s’écriait un des capitaines de la flotte commandée par le duc de Vivonne, de toute cette vilaine engeance ? Quand donc lui substituera-t-on des hommes libres ? » Nous avons vu ce que pensait le capitaine Pantero Pantera des facilités qu’eût rencontrées ce mode de recrutement. Le frère du grand ministre, fondateur, après Richelieu, de la marine française, Colbert de Maulevrier, qui venait de faire la campagne de 1666, sur les côtes de Candie, écrivait à son frère : « En fait de galériens, il n’y a que les forçats qui puissent bien servir. » Les buonevoglie offraient cependant certains avantages : d’abord ils dépensaient leur solde sur les galères et contribuaient ainsi au bien-être du reste de la chiourme ; de plus, pendant le combat, on pouvait les armer et les déferrer. À bord des galères de Malte, les chevaliers comptaient sur eux « pour avoir l’œil sur les Turcs. » Ils les traitaient avec une certaine distinction, les autorisaient, pendant le jour, à se promener sur la galère avec une seule manille au pied, et ne les remettaient à la chaîne que la nuit. Enfin on leur rasait simplement la tête et on respectait leur moustache.

Malgré toutes ces douceurs, les princes parvenaient difficilement à trouver des rameurs de bonne volonté ; les buonevoglie ne se rencontraient que parmi les Napolitains et les Espagnols. La meilleure, pour ne pas dire l’unique source où l’état pût recruter, avec quelque assurance de n’être pas déçu dans ses prévisions, les équipages de ses navires à rames, c’était encore la perversité humaine. Les criminels formaient en majeure partie le fonds des chiourmes, et quel crime, dans les idées du temps, pouvait être tenu plus digne de châtiment que la rébellion ? Lansac, le commandant de la flotte française en 1577, prend dans un combat naval devant Brouage six cents huguenots ; il fait mettre sur-le-champ à la chaîne ses prisonniers, — pas tous cependant : aux personnages de quelque importance il a commandé qu’on tranchât la tête. La condamnation sommaire aux galères appliquée à des sujets rebelles passait alors pour un acte de