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clémence. En effet, nous voyons le marquis de Santa-Cruz, en l’année 1582, se montrer bien autrement rigoureux que Lansac. Il venait de triompher, dans les eaux des Açores, de la flotte qui soutenait la cause du prétendant à la couronne de Portugal, don Antonio, prieur de Crato : sans hésiter, il traite les vaincus en pirates. Huit cents soldats français, que le sort des armes a fait tomber entre ses mains, sont immolés en même temps que les malheureux Portugais, victimes de leur fidélité à la cause nationale. Telle était, à cette époque, la justice des rois : gardons-nous bien de croire que la justice des peuples eût des procédés plus humains ; l’une valait l’autre, et toutes deux se seraient également reproché de faire dans la victoire une part à la pitié.

Au mois de décembre 1676, l’effectif de la chiourme en France se trouvait considérablement réduit : il était descendu au chiffre de quatre mille sept cent dix hommes. Le zèle des tribunaux, stimulé par Colbert, eut quelque peine à remédier au mal. Nos magistrats cependant étaient loin d’être indifférens aux intérêts du roi, et Colbert avait tort d’accuser leur mollesse : la justice française faisait ce qu’elle pouvait ; pourquoi le service des galères se montrait-il aussi outré dans ses exigences ? En 1713, ce noble service, si particulièrement prisé des gentilshommes, se meurt de consomption : « On a besoin, écrit Barras de La Penne, interprète des doléances d’un corps qui commence à sentir que sa fin approche, on a besoin qu’il vienne tous les ans en galères de bonnes et nombreuses chaînes. L’inaction, la misère, la mortalité, ont fort diminué nos chiourmes ; le grand nombre de libertés données, soit aux forçats, soit aux esclaves, n’a pas moins contribué à les détruire. » Du moment que la clémence s’en mêle, il faut perdre tout espoir ; c’en est fait à jamais de la marine à rames. Le dernier débris du vieux monde s’écroule.

En 1753, le coup suprême est porté. Cinquante-deux protestans restaient au bagne de Toulon, quarante-trois condamnés à vie, neuf condamnés à temps. On les gracie sur la demande du comte d’Ottenwied, agent providentiel dont j’ai vainement cherché le nom dans tous les almanachs. Ne regrettez pas trop Jacques Clergue, condamné à Montpellier en 1737 par l’intendant du Languedoc « pour avoir assisté à une assemblée de nouveaux convertis : » Jacques Clergue a quatre-vingt-un ans. L’absence de Jacques Puget « qui donna en 1734 retraite au nommé Barthélémy Claris, prédicant, » ne se fera pas non plus outre mesure sentir : Jacques Puget va entrer dans sa soixante-dix-huitième année. Que faire d’Antoine Mortier, qui aura bientôt soixante-quatorze ans ? Jean-Jacques Guittard, ancien officier, Pierre Raimbert, Paul Mathieu, Jean Say, André Guirard, Alexandre Chambon, Jacques Compan, ont également atteint les limites de l’extrême vieillesse : le plus jeune a cinquante-sept ans.