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service. Qu’on n’ait jamais à en accuser un ressentiment privé, l’amour du gain, le désir d’une vengeance brutale ou toute autre passion blâmable. En dehors du service, le comité qui comprend sa tâche se montre bienveillant pour la chiourme ; il l’assiste, la caresse, sans trop se familiariser cependant avec elle, devient son protecteur et, en quelque sorte, son père, se rappelant finalement qu’après tout c’est de la chair humaine et que cette chair se trouve au comble des misères. »

La chair humaine a durement pâti depuis le commencement du monde, et la pitié descend bien lentement des sommets du Golgotha. La chiourme cependant était trop difficile à recruter pour qu’on s’exposât de gaîté de cœur à perdre, avant le temps fixé par la nature, ses précieux services. Consultons à ce sujet le capitaine Pantero Pantera ; nul mieux que lui ne pourra nous apprendre les droits incontestables du forçat à la sollicitude de son capitaine. Bien des gens vous affirmeront, dit-il, que donner des remèdes aux galériens malades, c’est jeter son argent à l’eau. Il y a, suivant eux, trop de misères à bord d’une galère pour que les médicamens y produisent quelque effet. « Quand vous croyez la chiourme malade, prétendent-ils, ou elle ne l’est pas réellement, ou elle meurt. » Ce n’est pas là une opinion fondée ; elle doit avoir été suggérée par l’avarice. De bons soins, accompagnés de remèdes convenables, peuvent rendre, sur les galères mêmes, la santé aux galériens : il faut seulement que le médecin soit habile et que le pharmacien soit honnête. Le médecin ne saurait visiter trop souvent ses simples et ses électuaires, car ce sont choses sujettes à se gâter, et, quant au pharmacien, qu’il n’aille pas, comme il en a trop souvent la coutume, mettre de l’eau dans ses sirops, et dans ses potions remplacer le sucre par le miel ! Plus d’une fois le malade qui eût dû guérir n’en a été que plus souffrant après avoir pris ces médicamens frelatés. »

Combien d’expéditions remplies d’espérances ont avorté par suite d’épidémies soudaines ! Les flottes de galères étaient plus sujettes que d’autres à ces contretemps. À bord de la galère, le forçat est comme en prison ; il mange presque toujours des viandes salées, souvent des viandes gâtées ; il ne boit que de l’eau, parfois de l’eau saumâtre, dort à la belle étoile, sur sa rame, ou entre les bancs. Exposé constamment aux injures de la pluie, du vent, de la gelée, il subit encore l’influence délétère qu’engendre la transpiration de tant d’êtres entassés dans un étroit espace, « influence pernicieuse, remarque le capitaine Pantero Pantera, qui s’aggrave de la puanteur de vêtemens sordides et des exhalaisons de maintes immondices. » En 1559, dans le port de Syracuse ; en 1560, dans le golfe de Gabès, la flotte espagnole se vit en un clin d’œil décimée par