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villes, et quand nous avons passé le pont, nous sommes sûrs de mettre le pied sur le pays de Laurente.

Un peu plus loin, nous rencontrons un autre souvenir de la vieille cité qui nous prouve que nous sommes bien dans la route qui doit nous y conduire. Au sortir de Castel-Fusano, nous entrons dans une grande forêt qui, sur la gauche, se prolonge jusqu’à Decimo, et que les cartes modernes appellent Selva Laurentina : c’est le nom qu’elle portait déjà dans l’antiquité. La forêt de Laurente, avec ses fourrés épais et ses marécages couverts de joncs, était très fréquentée des chasseurs de Rome. Ils y trouvaient en abondance des sangliers très sauvages, qui avaient la réputation de ne pas se laisser prendre aisément. Virgile, pour dépeindre la résistance énergique de Mézence, entouré d’ennemis qui le harcèlent, le compare à un sanglier de Laurente que les chiens ont poussé dans les filets. « Quand il s’y voit enfermé, il s’arrête, frémit de rage, hérisse le poil de ses flancs. Nul n’a le cœur de l’approcher. C’est de loin, à l’abri du danger, que les chasseurs le pressent de leurs traits et de leurs cris. L’intrépide animal fait face de tous les côtés en grinçant des dents et secouant les traits attachés à son dos. » Horace nous dît pourtant qu’il ne méritait pas la peine qu’il coûtait et les dangers qu’il faisait courir. « Comme il vit dans les marais et parmi les joncs, sa chair est molle et fade ; il est loin de valoir celui des forêts de l’Ombrie, qui ne se nourrit que de glands. » Mais il faut remarquer qu’Horace n’exprime pas ici son opinion propre ; le personnage qu’il fait parler est un professeur de gastronomie, dont il veut précisément railler les délicatesses. D’ordinaire on n’était pas aussi difficile ; et Martial croit que c’est faire un beau cadeau à l’un de ses amis que de lui envoyer « un sanglier de Laurente qui pèse un bon-poids. » L’excellent Pline le Jeune, qui n’était de sa nature ni guerrier ni chasseur, cédait pourtant à la mode, et quand il se trouvait dans sa maison de campagne, près de la mer, il allait, comme les autres, attendre le sanglier dans les bois- ; mais il avait une façon particulière de chasser. « Vous allez rire, écrivait-il à son ami Tacite, et je vous le permets volontiers. Moi, ce héros, que vous connaissez, j’ai pris trois sangliers, et les plus gros de la forêt. Eh ! quoi ! Pline ? direz-vous. Oui, Pline lui-même. Mais je m’étais arrangé pour ne pas rompre avec mes goûts ordinaires et mon amour du repos. J’étais tranquillement assis près des filets ; j’avais sous la main, non pas une lance ou un épieu, mais ce qu’il fallait pour écrire. Je réfléchissais, je prenais des notes ; je voulais être sûr, si je revenais les mains vides, d’emporter au moins mes tablettes pleines. Ne méprisez pas cette façon de travailler. C’est merveille devoir comme l’esprit s’anime et s’excite par l’agitation du corps ; les forêts qui nous environnent, la solitude, le silence font éclore