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accroître les dimensions des torpilleurs ne s’est pas manifestée seulement dans des ouvrages de controverse, elle s’est déjà produite dans la pratique, elle a exercé une influence importante sur nos constructions. Nous avons dès à présent des torpilleurs de 350 tonneaux, nous en aurons bientôt qui déplaceront 1,200 tonneaux. L’Angleterre nous a devancés dans cette voie ; elle est passée sans transition des petits torpilleurs au Polyphemus d’un déplacement de 2,640 tonneaux et d’une longueur de 73 mètres. Si ce mouvement d’agrandissement continue, si des torpilleurs éclaireurs on arrive aux torpilleurs avisos, puis aux torpilleurs à ponts blindés, puis aux torpilleurs cuirassés, on reviendra, en fin de compte, par une évolution logique, aux navires monstres d’aujourd’hui. Il vaudrait mieux, dès lors, sans rien changer à la marine actuelle, continuer tout simplement, jusqu’aux désastres de la prochaine guerre, à y jeter avec profusion les millions de notre budget.

Les raisons pour lesquelles on agrandit ainsi les torpilleurs, c’est qu’on les juge incapables, dans leurs dimensions restreintes, de s’aventurer à la poursuite des cuirassés et qu’on les trouve, en même temps, dépourvus de tout moyen de protection contre l’artillerie de ces mêmes cuirassés. On voudrait les rendre plus marins, plus commodes pour l’équipage, moins vulnérables aux boulets ennemis. L’invulnérabilité, cette chimère inutilement poursuivie dans les navires géans depuis l’invention de la cuirasse, on commence à la poursuivre aussi dans les navires minuscules qui ont eu précisément pour effet de la détruire à jamais chez les premiers. Rien n’est plus contraire au bon sens. Ce n’est pas que les petits torpilleurs ne soient doués d’une sorte d’invulnérabilité, mais il faut bien se rendre compte des conditions qui la leur assurent. Pour échapper aux prises de leurs adversaires, ils ont trois qualités essentielles : la vitesse, le nombre, la faiblesse de leurs dimensions. Par leur vitesse, ils sont maîtres de choisir l’heure du combat, de frapper l’ennemi à l’improviste, de fondre sur lui trop brusquement pour lui permettre de les atteindre, ou de le fuir lorsqu’ils se sentent incapables de lui résister. De l’aveu de tous les marins, la vitesse est aujourd’hui la plus efficace des armes. C’est grâce à sa vitesse que le Huascar a pu accomplir, dans la guerre du Chili et du Pérou, les exploits qui ont rendu célèbre le nom de l’illustre et infortuné amiral Grau, et lorsque la fortune l’a trahi, lorsque, pris entre deux feux, ce navire héroïque, privé de ses officiers, couvert de sang et de débris, a dû se livrer vaincu aux Chiliens, malgré la cuirasse qui le protégeait et la grosse artillerie dont il était muni et qui n’avait pu le défendre, la frégate en bois l’Union, compagne de ses croisières, a trouvé, dans sa vitesse plus grande encore, le moyen de fuir le champ de bataille pour aller continuer sa vie d’aven-