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Pauvre, il voudrait remplir son trésor privé. De plus pauvres encore, parmi ses Lorrains, le précédaient, l’accompagnaient, le suivaient, n’ayant à la main qu’une canne, misérablement vêtus, ainsi que leurs femmes, en robe d’indienne, mais bientôt remplumés, couverts de soie et de brocart, n’allant plus qu’en carrosse. N’était-il pas clair, d’ailleurs, que le nouveau souverain résiderait à Vienne, qu’il ne verrait dans la Toscane qu’une province des états autrichiens, et qu’il la livrerait à une régence composée de ses créatures ? Le vieux et débauché Gaston en devenait regrettable : ce n’est pas d’hier qu’il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints.

Ces maux qu’on craignait, et qui n’étaient encore que dans l’air, devenaient par avance une arme aux mains du clergé : il y montrait le châtiment mérité d’un peuple qui abandonnait les pratiques religieuses. L’inquisiteur « de la perversité hérétique, » — c’était son titre officiel, — le père Paolo Ambrogio Ambrogi, des mineurs conventuels de Santa-Croce, homme impétueux et zélé, voulait rendre au tribunal du saint-office son ancien lustre par quelque condamnation retentissante.

L’ouverture d’une loge maçonnique était une excellente aubaine. Hautement, le père Ambrogi se plaignait de ces réunions tenues dans les maisons ou les auberges, des Anglais, et dont on supposait tout, parce qu’on n’en savait rien. On parlait de sermens terribles, de signes secrets pour se reconnaître entre personnes qui ne s’étaient jamais vues, de mystères étranges dont on écartait femmes bavardes et petites gens, mais auxquels étaient initiés, avec les riches et les gentilshommes, des prêtres, des chanoines, des moines : ne découvrait-on pas un franc-maçon jusque parmi les religieux de ce couvent de Santa-Croce où résidait l’inquisiteur ? Les maçons, suivant ce dernier, étaient deux mille ; la voix publique allait jusqu’à quatorze et même trente mille, et l’on ne pouvait nier, hélas 1 que le nouveau grand-duc fût l’un d’eux.

Mais que feraient des sujets contre leur souverain ou malgré lui ? Rien assurément, si le ciel ne se mettait de la partie. Par bonheur, il s’en était déjà mis. Aux derniers jours de Gian-Gaston, le 9 juin 1737, dans le mois des orages, une tempête effroyable avait attristé la grande fête de la Pentecôte. La foudre n’avait épargné ni la maison du médecin Cocchi, libre penseur, ni le palais du sénateur Giulio Rucellai, ministre de la juridiction et ennemi du clergé. On ne voulait pas voir qu’elle n’avait pas épargné non plus la cathédrale, où étaient assemblés pour les offices de nombreux fidèles à l’abri de tout soupçon d’impiété. Voilà donc, comme on dirait aujourd’hui, dans le beau langage qui nous vient d’Amérique, une plate-forme toute trouvée : aussitôt se succédaient