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Le
grand Frédéric
d’après le journal et les mémoires de Henri de Catt


Un jeune Suisse, Henri-Alexandre de Catt, né en 1728 à Morges, petite ville située sur les bords du lac Léman, était allé suivre des cours dans la plus célèbre université de la Hollande. Un jour du mois de juin 1755, ayant pris passage dans le coche d’eau qui faisait la navette entre Amsterdam et Utrecht, il vit sortir du rouf un homme en habit cannelle, en perruque noire, le visage barbouillé de tabac d’Espagne. Il fut accosté par cet inconnu, qui se donnait pour le maître de chapelle du roi de Pologne. L’entretien s’engagea ; on causa littérature, on proclama Racine le plus grand des poètes, on discourut sur le meilleur des gouvernemens possibles et sur tous les maux que la philosophie scolastique a causés dans le monde, on disputa sur la raison suffisante, le principe de contradiction et l’harmonie préétablie. Quelques heures plus tard, Catt apprenait, à sa vive surprise, que ce maître de chapelle qui lui avait paru si instruit, si décisif et si contredisant, était le roi de Prusse. Frédéric lui écrivit, peu de temps après, pour lui proposer d’entrer à son service. Le jeune homme sortait d’une grande maladie, il ne put accepter. En 1757, le roi revint à la charge, et, le 13 mars 1758, au lendemain de Leutben et de Rosbach, Catt le rejoignait dans ses quartiers d’hiver de Breslau.

Il l’accompagna à travers les sanglantes mêlées et les tragiques vicissitudes de la guerre de sept ans, et chaque soir il jetait sur le papier un résumé de ses entretiens avec son auguste et orageux patron, qui lui avait dit : « Moi aussi, je prends des notes ; mais sou-