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vent je les égare et souvent je ne réussis pas à les déchiffrer. Vos tablettes rectifieront mon barbouillage, et nous passerons tous deux à l’immortalité. Vous aurez du plaisir à vous dire, en revoyant vos écritures : « Là, j’écrivis ce que me contait ce vieux radoteur guerroyant ; là, je le vis se plaignant sans cesse, gémissant de sa situation, me criant à outrance que sa vie était une chienne de vie, toujours dans les angoisses de la fièvre chaude, toujours dans les transes, me déclamant parfois de belles tragédies pour endormir ses inquiétudes, me faisant trotter comme un Basque et me faisant appeler lorsque je n’avais d’autre envie que celle de dormir. » Il en coûtait peu à Catt de trotter comme un Basque et d’interrompre son sommeil pour, se rendre aux appels de son maître. Il était jeune, il était curieux ; il se louait de sa fortune, qui lui avait ménagé l’occasion imprévue d’étudier de près le vainqueur de Lissa, de savoir de quelle pâte sont faits les grands hommes. Au surplus, facile à vivre, il avait le caractère assez souple pour s’accommoder des inconvéniens de son état, pour prendre en douceur les incartades d’un roi qui n’avait jamais su commander à son humeur et dont les gaîtés étaient aussi redoutables que ses chagrins et ses colères.

Catt était à la fois un bon chrétien et un bon vivant, et l’ingénuité de sa foi comme de ses passions divertissait Frédéric. Ajoutons qu’il avait de l’entregent, des manières, de la tenue, de l’esprit de conduite. Le marquis d’Argens, qui lui voulait du bien, l’avait engagé dès le premier jour à parler peu, à user de prudence et de réserve, à entrer le moins possible dans les badinages, à témoigner peu d’empressement pour les confidences, à ne critiquer jamais ni les vers ni la prose du philosophe couronné, et surtout à s’abstenir de lui demander de l’argent. Catt suivit si bien ces sages conseils qu’après la guerre il conserva ses fonctions de lecteur, de secrétaire, de copiste, de familier et même de nouvelliste chargé de répéter à des oreilles toujours ouvertes les propos, les médisances des mécontens et des frondeurs. Il fut en faveur pendant vingt-deux ans, après quoi il tomba brusquement en disgrâce. On l’accusait de s’être laissé corrompre par des cadeaux, d’avoir eu des complaisances intéressées pour certains solliciteurs. Il devint suspect, on le tint à distance. Il avait beau se présenter, aux heures marquées et faire antichambre, le regard royal ne venait plus le chercher. Un aide-de-camp de Frédéric, le capitaine de Marwitz, lui avait dit jadis : « Monsieur, pour le moindre tort que vous pourriez avoir avec lui, il vous éloignera après trente ans de service, et même sans aucun tort de votre part. Il sera assez dur pour vous éloigner lorsqu’il sentira qu’il devrait récompenser toute la gêne dans laquelle vous aurez passé vos plus belles années. Voilà l’homme, monsieur, tel qu’il est. » Les aides-de-camp sont quelquefois prophètes.