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LES MÉMOIRES DE CATT.

complète ses informations personnelles par des renseignemens puisés dans des livres qu’il n’a garde de citer. Il prend des libertés avec la chronologie ; il réunit en corps de discours des propos tenus à plusieurs semaines d’intervalle ; il choisit des circonstances critiques pour faire prononcer à son roi des paroles mémorables, qui en deviennent plus frappantes. Il cède aussi au désir de se donner à lui-même plus d’importance, de grandir, d’étoffer son personnage, de se poser en confident de tragédie, en Arcas qu’Agamemnon réveille au milieu de la nuit pour lui conter ses troubles et ses secrets. Mais, comme l’a remarqué le consciencieux éditeur, M. Koser, les inexactitudes dont il s’est rendu coupable ne portent guère que sur des détails ; son Journal en fait foi. Il connaissait à fond son Frédéric, et si en le faisant parler et agir, il a dérogé plus d’une fois aux lois de la stricte vérité, du moins il n’a jamais péché contre la vraisemblance.

Les Mémoires et le Journal de Catt ne contiennent aucune révélation importante, ne jettent aucun jour nouveau sur les événemens, sur la politique de Frédéric II, sur son génie militaire. Il n’y faut chercher que les libres entretiens d’un roi doué d’infiniment d’esprit avec un familier intelligent et discret, qu’il étonnait souvent, mais qui avait fait vœu de ne se scandaliser de rien. Les livres où les héros nous sont montrés dans leur déshabillé nous aident à démêler ce qu’il y avait de vraiment sincère dans leurs goûts, dans leurs opinions, dans leur langage, à mieux discerner la part qu’il faut faire à leur bonne foi ou aux exigences du rôle qu’il leur convenait de jouer. En ce qui concerne le grand Frédéric, que nous regardons assez justement comme un ambitieux sans scrupules, nous sommes trop souvent disposés à croire qu’il rapportait tout à son intérêt, aux fins occultes de sa politique très réaliste, que l’amour qu’il professait pour la littérature française n’était qu’une affectation utile, un moyen de se ménager à Paris des intelligences et quelquefois des complicités. En lisant les Mémoires de Gatt, les plus sceptiques se convaincront qu’il aimait passionnément les lettres. Cicéron disait : « Elles voyagent avec nous. » Frédéric les emmenait avec lui jusque dans les camps, jusque dans les bivouacs et dans les horreurs des champs de bataille.

Au lendemain d’un combat ou au milieu des admirables manœuvres par lesquelles il réparait ses échecs, il trouvait du temps pour composer des épîtres sur le Hasard et sur la Méchanceté des hommes, ou pour écrire d’une plume endiablée quelque pamphlet bien noir contre les deux femmes qu’il appelait « la car… apostolique et la p… grecque. » Plus souvent il se plongeait avec délices dans la lecture de ses poètes favoris. « Sur la fin de son séjour à Breslau, dans l’hiver de 1759, il fit deux courses pour s’aboucher avec son frère le prince Henri, à qui il donna rendez-vous pour lui communiquer son plan de la campagne qu’il allait faire. En allant et en revenant, il apprit par cœur toute la