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quelqu’un de la troupe dit : On, hi. Un autre dans le lointain répond : Ah, 6. — Qu’est-ce que cela veut dire ? leur demande-t-on. — Oh ! nous nous entendons et il n’y a que le petit nombre qui puisse comprendre ; — Ainsi, monsieur, il y a dans la métaphysique des on, hi, ah, 6, aussi inintelligibles que ceux des Chinois. Mais où n’y a-t-il pas des incertitudes ? Pour moi ; j’ai mon système, et ne vous en déplaise, je crois que tout est fini à la mort ; si je me trompe, j’aurai le plaisir de la surprise. »

Le Salomon du Nord considérait la philosophie comme un art conjectural. Il avait fait ses conjectures, il s’y tenait. Comme il l’écrivait à Voltaire, il jugeait que, selon toute apparence, le monde est éternel, que l’ordre qu’on y découvre est l’ouvrage d’un être intelligent que nous ne connaîtrons jamais, que le genre animal et l’espèce humaine sont des accidens de la nature, que nous ne sommes que de la matière animée par le mouvement, que quand les ressorts sont usés, la machine se détruit et les parties se dissolvent, qu’au surplus il n’y a pas de providence pour les individus, que ce qui leur arrive inquiète aussi peu l’univers que l’aventure d’une fourmi écrasée sous le pied d’un voyageur qui ne la voit pas : « — Croyez-vous, monsieur, der, bonne foi, disait-il à Catt, que le ciel se mêle de nos querelles, de nos débats, des carnages que font des polissons comme nous ? Croyez-vous que, me promenant dans mon jardin de Sans-Souci et foulant aux pieds une fourmilière, je pense seulement qu’il y ait dans mon chemin de petits êtres qui s’agitent et se traçassent ? Non, mon ami, défaites-vous de cet amour-propre qui vous abuse, en vous représentant le ciel sans cesse occupé à votre conservation, et mettez-vous bien dans la tête que la nature ne s’embarrasse pas des individus, mais de l’espèce. » La seule religion qui lui parût raisonnable ou excusable était la dévotion tranquille, un peu froide du déiste ; aimant Dieu sans crainte et sans espérance, comme on aime une vérité mathématique, et celle du stoïcien qui, faisant bon marché de sa petite personne, estime que, pour Frédéric comme pour Catt, la mort finit tout, qu’elle est l’éternel sommeil qui délivre de toutes les peines. Post mortem nihil est : « Mais chut, bouche close ! Je ne suis pas d’humeur à me disputer ; Laissons en paix et sommeil et réveil, et lisons Athalie, à condition de prendre à chaque acte une prise de tabac. »

Les seules circonstances où il fût disposé à se révolter contre la loi d’airain qui préside à nos destinées et contre la mort qui finit tout étaient ses deuils de famille. Cet homme dur avait le cœur tendre pour les siens. Il avait voué à sa sœur Wilhelmine, la margrave de Baïreuth, un attachement profond qui ne s’est jamais démenti. Il lui devait, disait-il, le peu qu’il valait ; elle avait éveillé son esprit, elle lui avait fait honte de son ignorance, elle l’avait excité dès sa jeunesse à secouer sa torpeur, à se préparer de loin à son métier de roi. La mort de la