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l’on fait à cette autre question : si, dans la hiérarchie de nos devoirs, nous devons plus à la famille ou plus à la patrie ? Les uns disent oui, les autres disent non. Si notre père n’est que concussionnaire, nous lui devons plus qu’à la patrie, enseignaient les anciens, mais nous lui devons moins s’il aspire à la tyrannie. Nous garderons donc le silence dans le premier cas, et nous le romprons dans second. Mais ce qui n’est pas douteux, c’est qu’aucuns principes généraux ne sauraient ici suffire. Les principes généraux servent à tout, mais ne suffisent à rien. Les premiers stoïciens, sans croire qu’il fût besoin de s’expliquer davantage, avaient posé comme loi de la morale qu’il faut vivre conformément à la nature, mais ils s’étaient promptement aperçus que la nature n’est pas deux fois identiquement la même. S’il n’y a rien en un certain sens qui se ressemble plus, il n’y a rien aussi, dans un autre sens, qui diffère davantage qu’un homme d’un autre homme, qu’une situation morale d’une autre situation morale, qu’un cas de conscience enfin d’un autre cas de conscience. Et, bien loin que ce soit ici, comme on l’a cru trop souvent, la condamnation de la casuistique, c’en est au contraire la justification, puisque c’en est la naturelle origine. La casuistique est née du besoin qu’ont éprouvé les hommes d’ôter le plus de liberté qu’ils pourraient au dangereux arbitraire des décisions individuelles, et les fondemens mêmes de toute société se trouvent être ainsi les fondemens de la casuistique.

Il suit de là que la casuistique devait se développer à mesure que les sociétés antiques, relativement simples, se transformaient en nos sociétés modernes, si complexes et même si compliquées. Des questions nouvelles ont surgi qu’il a fallu résoudre, et la casuistique s’est accrue comme la jurisprudence, dont on peut dire qu’elle est germaine. Quand on ouvre un Traité de médecine légale, ou seulement un Traité de droit criminel, il n’est personne qui songe à s’étonner d’y voir un honnête homme de jurisconsulte ou de médecin discuter méthodiquement des actions plus qu’étranges et vraiment monstrueuses. Là-dessus on ne reproche pas au criminaliste son imagination sanguinaire, non plus que l’on n’accuse le médecin de fureur érotique. C’est que l’on sait, — et pour s’en convaincre on n’a qu’à se reporter du texte au bas de la page, — que les actions dont ils essaient de déterminer le caractère et de préciser la qualification légale, quelque cour d’assises qu’ils nomment, à une date qu’ils rappellent, en a malheureusement connu. Les casuistes tout de même. Ces cas de conscience qu’ils examinent et qui les ont fait si souvent et si brutalement accuser de « turpitude » et « d’infamie ; » ce n’est pas eux qui les inventent, mais, au tribunal de la pénitence, quelqu’un, dont sans doute on n’exigera pas qu’ils nous livrent le nom, les leur a confiés. Sainte-Beuve lui-même, témoin peu suspect, n’a pu s’empêcher d’en faire la remarque. C’est-à l’endroit des Provinciales où Pascal rapporte une question, singulière du fameux Filliucius, à