Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/221

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

âme, » et que, pour mieux choisir, cette âme avait voyagé. « J’ignore comment l’idée dramatique se révèle à l’esprit de mes confrères, déclarait M. Sardou. Pour moi, ce procédé est invariable. Elle ne m’apparaît jamais que sous la forme d’une sorte d’équation philosophique, dont il s’agit de dégager l’inconnue… Ainsi, pour Patrie, le problème était posé de la sorte : Quel est le plus grand sacrifice qu’un homme puisse faire à l’amour de la patrie ? Et, la formule trouvée, la pièce en découlait toute seule. Pour la Haine, le problème se posait de la sorte : Dans quelle circonstance la charité native de da femme s’affirmera-t-elle d’une façon éclatante ? La formule trouvée fut celle-ci : Ce sera quand, victime d’un outrage pire que la mort, elle éprouvera pour son bourreau un sentiment de pitié, qui la fera voler à son secours. » — Telle est, en effet, l’essence dramatique de Patrie et de la Haine, telle est l’idée pure de chacun de ces ouvrages, telle en est l’âme ; et l’auteur ajoute que, sans une âme, il n’est pas de pièce « viable. »

Si étroitement que nous adhérions à cette doctrine de M. Sardou, volontiers nous admettrons une pratique différente de la sienne. A quel moment l’âme commence d’exister, si elle est créée la première, ou seulement à l’heure de la conception, ou si elle émane du corps, des philosophes peuvent agiter la question, et Justinien eût aimé à présider leur dispute : il nous suffit que l’être vive, c’est-à-dire qu’avec la forme et le mouvement, il ait le sentiment et la pensée. Pour faire l’œuvre de vie, au moins dans l’espèce qui nous occupe, toutes les méthodes nous paraissent bonnes : chacune a produit des individus. Supposer que M. Sardou ait aperçu d’abord la place du Vieux-Marché et le palais du gouvernement de Bruxelles, ou le palais de la Seigneurie, le Campo et le Dôme de Sienne ; qu’inspiré par ces décors, il ait imaginé les caractères de Rysoor et de Dolorès, de Cordelia et d’Orso ; et qu’à la fin seulement, il ait distillé comme un critique l’idée de l’un fit l’autre drame : aucun des deux n’en sera moins viable ; qui jurera que l’un ou l’autre ne pouvait pas se former ainsi ?

J’entends bien que, pour M. Sardou, s’il en faut croire cet avant-propos de la Haine, écrit en 1874, « le procédé est invariable, » Soit ! il l’a été jusque-là ; il l’a même été depuis, peut-être : il s’est trahi dans Daniel Rochat. Mais, à dix ans d’intervalle, et pour une fois au moins, ne se peut-il pas qu’il ait changé ? Une sorte d’hallucination, où la Byzance du VIe siècle apparaissait tout entière, si telle a été, pour notre auteur, la première vue de son nouvel ouvrage, nous ne nous en fâcherons pas. Aussi bien, à la veille de la première représentation, c’est ce qui ressortait de ses confidences aux nouvellistes, et cela n’était pas pour nous inquiéter. La contradiction de cet aveu avec la profession de foi de naguère, loin de nous chagriner, nous réjouissait. Nous ne risquions pas, comme nous l’avions risqué, peut-être, à