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les lois ? avocat ou moine, voilà tout au plus ce que serait Justinien, si Théodora n’était là, pour le soutenir et l’aider à faire figure d’empereur. Comédienne ! .. Mon camarade, qui des deux est le plus comédien ? Théodora est une courtisane et retourne à son vieux péché : mais bien lui prend de le faire et de se promener la nuit, car elle supplée la police aveugle et vient de surprendre une révolte. Cette révolte, on l’entend déjà ; il faut se défendre contre elle, il faut donner des ordres : les ordres sont donnés. Théodora ne perdrait pas le temps à ce récit ni à ces algarades, si elle n’avait déjà paré au péril. Tout à l’heure, par son commandement, Bélisaire et le préfet seront au palais… Justinien se jette aux genoux de sa femme et lui baise les mains : « Ah ! tu es toujours le bon conseil et le salut,.. ma sagesse et ma force ! .. Ma Théodora, mon présent du ciel ! »

Que ce Justinien et cette Théodora soient vrais selon l’histoire, et jusque dans le détail, M. Sardou n’en jurerait pas. Aussi bien et mieux que nous, il sait que Justinien fut autre chose qu’un queue-rouge ; il sait aussi que Théodora., l’amie de Sévérus, patriarche d’Antioche, ne dédaignait pas autant qu’elle l’affecte ici les discussions théologiques. Elle s’amusait, comme tous les chrétiens de son temps, au moins les chrétiens lettrés, dans ces controverses ; elle soutenait, avec Eutychès et contre Nestorius,, que la nature de l’Homme-Dieu était une et non pas double ; ce n’était pas pour se moquer de son mari s’il examinait cette question : « Les anges sont-ils des deux sexes ou d’un seul ? » Encore moins, s’il invoquait l’aide de Dieu, lançait-elle cette boutade : « Laisse Dieu en repos, et ne le force pas à s’occuper de nous ! .. C’est le plus sûr. » D’ailleurs, il paraît assez que la comédienne, aussi bien que l’ancien pâtre, après quelques années de règne, se sentait de bonne foi supérieure à son origine ; il paraît que l’usage du pouvoir et l’adoration dont ils étaient l’objet, en exaltant la conscience de leur mérite, les avait persuadés de leur majesté. On peut donc croire que si une querelle éclatait entre eux, ce n’était pas celle d’Angélina, l’écuyère des Variétés, avec le Grand Casimir. Enfin, si abaissé que fût le ton du dialogue à Byzance vers l’an 532, si familièrement que l’impératrice, dans le tête-à-tête, pût traiter l’empereur « d’imbécile, » on se pourrait supposer chez la Belle Hélène, plutôt que chez Théodora, lorsqu’on entend non-seulement ces malpropretés., mais ces impropriétés de style : « Non, là, vrai,.. ma divinité m’assomme ! » Admettons pourtant que ces locutions soient traduites mot pour mot d’un recueil découvert sous ce titre : Intimités byzantines ; admettons plutôt que M. Sardou ait prêté à Théodora la langue de nos boulevards, comme Racine prêtait à Roxane la langue de Versailles, et qu’il ait écrit, après le Roi Carotte, l’Impératrice Cocotte ; permettons qu’il ait modifié quelque peu les caractères de ses héros et qu’il ait mêlé à dessein différens états