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suit, développés avec une rare habileté, les sentimens qui envahissent le prisonnier à l’approche et au moment de sa libération ; il semble qu’on assiste à un lever d’aurore, aux progrès du jour dans les ténèbres, jusqu’à la minute où le soleil apparaît. Durant les dernières semaines, Goriatchnikof peut se procurer quelques livres, un numéro d’une revue : depuis dix années, il n’avait lu que son évangile, il n’avait rien entendu du monde des vivans ; en se reprenant, après cette interruption, au fil de la vie contemporaine, il éprouve des sensations insolites, il entre dans un nouvel univers, il ne s’explique pas des mots et des choses très simples ; il se demande avec terreur quels pas de géans a pu faire sans lui sa génération ; ce sont les sentimens probables d’un ressuscité. Enfin l’heure solennelle a sonné ; il fait des adieux touchans à ses compagnons ; ce qu’il éprouve en les quittant, c’est presque du regret : on laisse un peu de son cœur partout, même dans un bagne. Il va à la forge, ses fers tombent, il est libre.


III

Liberté bien relative. Dostoïevsky entrait comme simple soldat dans un régiment de Sibérie. Deux ans après, en 1856, le nouveau règne apportait le pardon ; promu officier d’abord et réintégré dans ses droits civils, Féodor Michaïlovilch était bientôt autorisé à donner sa démission ; il fallut encore de longues démarches pour obtenir la grâce de retourner en Europe, et surtout cette permission d’imprimer, sans laquelle tout le reste n’était rien pour l’écrivain. Enfin, en 1859, après dix années d’exil, il repassa l’Oural et rentra dans une Russie toute changée, tout aérée pour ainsi dire, frémissante d’impatience et d’espérance à la veille de l’émancipation. — Il ramenait de Sibérie une compagne, la veuve d’un de ses anciens complices dans la conspiration de Pétrachevsky, qu’il avait rencontrée, là-bas, aimée et épousée. Comme tout ce qui touchait à sa vie, ce roman de l’exil fut traversé par le malheur et ennobli par l’abnégation. La jeune femme avait ailleurs un attachement plus vif, peu s’en fallut qu’elle ne s’engageât à un autre homme. Pendant toute une année, la correspondance de Dostoïevsky nous le montre travaillant à faire le bonheur de celle qu’il aimait et de son rival, écrivant à ses amis de Pétersbourg pour qu’on lève tous les obstacles à leur union, a Quant à moi, — ajoute-t-il à la fin d’une de ces lettres, — par Dieu ! j’irai me jeter à l’eau, ou je me mettrai à boire. »

Ce fut cette page de son histoire intime qu’il récrivit dans Humiliés et Offensés, le premier de ses romans traduit en France,