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entrent en rapport avec leurs semblables, voici les indications qui reviennent presque à chaque alinéa : « Il frissonna,.. il se leva d’un bond,.. son visage se contracta,.. il devint pâle comme une cire,.. sa lèvre inférieure tremblait,.. ses dents claquaient… » Ou bien ce sont de longues pauses muettes dans la conversation : les deux interlocuteurs se regardent dans le blanc des yeux. Dans le peuple innombrable inventé par Dostoïevsky, je ne connais pas un individu que M. Charcot ne pût réclamer à quelque titre.

Le caractère le plus travaillé par l’écrivain, son enfant de prédilection, qui remplit à lui seul un gros volume, c’est l’Idiot. Féodor Michaïlovitch s’est peint dans ce caractère comme les auteurs se peignent, non certes tel qu’il était, mais tel qu’il aurait voulu se voir. D’abord, « l’idiot » est épileptique : ses crises fournissent un dénoûment imprévu à toutes les scènes d’émotion ; le romancier s’en est donné à cœur-joie de les décrire ; il nous assure qu’une extase infinie inonde tout l’être durant les quelques secondes qui précèdent l’attaque ; on peut l’en croire sur parole. Ce sobriquet, « l’idiot, » est resté au prince Muichkine, parce que, dans sa jeunesse, la maladie avait altéré ses facultés et qu’il est toujours demeuré bizarre. Ces données pathologiques une fois acceptées, ce caractère de fiction est développé avec une persistance et une vraisemblance étonnantes. Dostoïevsky s’était proposé d’abord de transporter dans la vie contemporaine le type du don Quichotte, l’idéal redresseur de torts : çà et là, la préoccupation de ce modèle est évidente ; mais bientôt, entraîné par sa création, il vise plus haut, il ramasse dans l’âme où il s’admire lui-même les traits les plus sublimes de l’évangile, il tente un effort désespéré pour agrandir la figure aux proportions morales d’un saint. Imaginez un être d’exception qui serait homme par la maturité de l’esprit, par la plus haute raison, tout en restant enfant par la simplicité du cœur ; qui réaliserait, eu un mot, le précepte évangélique : « Soyez comme des petits enfans. » Tel est le prince Muichkine, « l’idiot. » La maladie nerveuse s’est chargée, par un heureux hasard, d’accomplir ce phénomène ; elle a aboli les parties de l’intellect où résident nos défauts : l’ironie, l’arrogance, l’égoïsme, la concupiscence ; les parties nobles se sont librement développées. Au sortir de la maison de santé, ce jeune homme extraordinaire est jeté dans le courant de la vie commune ; il semble qu’il y va périr, n’ayant pas pour se défendre les vilaines armes que nous y portons : point du tout. Sa droiture simple est plus forte que les ruses conjurées contre lui ; elle résout toutes les difficultés, elle sort victorieuse de toutes les embûches. Sa sagesse naïve a le dernier mot dans les discussions, des mots d’un ascétisme profond, comme ceux-ci, dits à un mourant : « Passez devant nous et pardonnez-nous notre