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écrasé, de petits yeux clignotant sous l’arcade, brillant d’un feu tantôt sombre, tantôt doux ; le front large, bossue de plis et de protubérances, les tempes renfoncées comme au marteau ; et tous ces traits tirés, convulsés, affaissés sur une bouche douloureuse ; jamais je n’ai vu sur un visage humain pareille expression de souffrance amassée ; toutes les transes de l’âme et de la chair y avaient imprimé leur sceau ; on y lisait, mieux que dans le livre, les souvenirs de la maison des morts, les longues habitudes d’effroi, de méfiance et de martyre. Les paupières, les lèvres, toutes les fibres de cette face tremblaient de tics nerveux. Quand il s’animait de colère sur une idée, on eût juré qu’on avait déjà vu cette tête sur les bancs d’une cour criminelle, ou parmi les vagabonds qui mendient aux portes des prisons. A d’autres momens, elle avait la mansuétude triste des vieux saints sur les images slavonnes.

Tout était peuple dans cet homme, avec l’inexprimable mélange de grossièreté, de finesse et de douceur qu’ont fréquemment les paysans grand-russiens, — et je ne sais quoi d’inquiétant, peut-être la concentration de la pensée sur ce masque de prolétaire. Au premier abord, il éloignait, avant que son magnétisme étrange eût agi sur vous. Habituellement taciturne, quand il prenait la parole c’était d’un ton bas, lent et volontaire, s’échauffant par degrés, défendant ses opinions sans ménagemens pour personne. En soutenant sa thèse favorite sur la prééminence du peuple russe, il lui arrivait parfois de dire à des femmes, dans les cercles mondains où on l’attirait : « Vous ne valez pas le dernier des moujiks. » Les discussions littéraires finissaient vite avec Dostoïevsky ; il m’arrêtait d’un mot de pitié superbe : « Nous avons le génie de tous les peuples et en plus le génie russe ; donc nous pouvons vous comprendre et vous ne pouvez nous comprendre. » Que sa mémoire me pardonne ; j’essaie aujourd’hui de lui prouver le contraire. — Malheureusement pour son dire, il jugeait des choses d’Occident avec une naïveté amusante. Je me rappelle toujours une sortie qu’il fit sur Paris, un soir que l’inspiration le saisit ; il en parlait comme Jonas devait parler de Ninive, avec un feu d’indignation biblique ; j’ai noté ses paroles. « Un prophète apparaîtra une nuit au Café Anglais, il écrira sur le mur les trois mots de flamme ; c’est de là que partira le signal de la fin du vieux-monde, et Paris s’écroulera dans le sang et l’incendie, avec tout ce qui fait son orgueil, ses théâtres et son Café Anglais… » Dans l’imagination du voyant, cet établissement inoffensif représentait l’ombilic de Sodome, une caverne d’orgies infernales et attirantes, qu’il fallait maudire pour n’en pas trop rêver. Il vaticina longtemps et fort éloquemment sur ce thème.

Bien souvent Féodor Michaïlovitch m’a fait penser à Jean-Jacques ; il me semble avoir connu ce cuistre de génie depuis que