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Dans Beer-street, tout annonce le travail, tout respire le bien-être. Depuis les petites maids, alertes et bavardes, qui répondent joyeusement aux plaisanteries du garçon épicier et du garçon boucher, jusqu’aux couvreurs qui réparent le toit en chantant, tout le monde parait heureux, parce que tout le monde a bu quelques gouttes de la bienfaisante boisson qui nourrit et qui désaltère, qui ranime le courage et alimente la chaleur vitale. Dans la rue, derrière les vitres, on n’aperçoit que des visages épanouis. Un seul homme fait exception : c’est le pawnbroker, le prêteur sur gages, cette plaie des quartiers où règne le gin. Ici, il attend vainement les pratiques, ou plutôt les victimes, derrière son comptoir désert, et la ruine de cet homme fait plaisir, car elle est le signe de la prospérité générale. Ainsi, la bière, c’est la santé, l’activité, la gaité ; le gin, au contraire, c’est la paresse, le-désordre, le désespoir, la folie, la mort. Que voyons-nous dans Gin-lane ? Des enfans déguenillés et idiots, des vieillards de trente ans, réduits à l’état de squelettes, et mourant de faim à la porte du cabaret ; un mari et une femme qui se battent ; une mère qui, au lieu de lait, donne du gin à son nourrisson ; une fille qui se prostitue pour acheter k sa mère quelques gouttes du poison chéri ; un fou qui jette son enfant par la fenêtre ; un autre qui se pend. L’auteur a réuni dans Gin-lane, comme s’ils se passaient à la fois sous nos yeux, tous les crimes du gin, tous les lugubres faits divers auxquels donne lieu l’abus de cette liqueur, en cinquante années de l’existence d’une grande capitale.

Qu’on ne croie point que nous avons parcouru, avec Hogarth, tous les cercles de l’enfer londonien. Au cours de ses drames graphiques, il nous introduira dans le cabaret où les libertins « comme il faut » soupent avec les filles à la mode (Rake’s Progress, scène II) ; dans la maison suspecte qui voit, parfois, tourner au tragique les équipées des femmes du monde (Mariage à la mode, scène V) ; dans le garni de la prostituée (Halot’s Progress, scène III) ; dans certains bouges, plus horribles encore, à trois étages et à trois fins ; au premier, on aime ; au rez-de-chaussée, on boit, et dans la cave, on assassine (The two Prentices, scènes VI et VIII). Quand nous aurons visité la Fleet et Bridewell, la prison pour dettes et la maison de correction, quand nous aurons pénétré dans le cabanon des fous, quand nous aurons vu pendre Tom le Paresseux, et clouer entre les quatre planches d’un cercueil Kate la Rôdeuse, que nous restera-t-il à connaître du monde de la misère et de l’infamie, à moins que nous ne suivions Hogarth jusqu’à l’amphithéâtre ? C’est sur une table de marbre, qu’entourent trois ou quatre chirurgiens, le scalpel à la main, c’est là que le terrible moraliste