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lente et presque nulle dans les quatre premiers tableaux, se précipite dans les deux derniers. Comme beaucoup de pièces mal faites, le Mariage à la mode se compose d’une exposition trop longue et d’un dénoûment trop brusque ; rien entre les deux. Mais le plus grand défaut, c’est la banalité du sujet. L’intrigue de la petite comtesse a beau coûter la vie à trois personnes, combien elle est pâle à côté des effroyables fantaisies d’une lady Macclesfield, d’une duchesse de Kingston, et autres coquines de haut rang, dont Hogarth était le contemporain ! Je ne retrouve ni leurs passions insatiables, ni leur esprit, ni leur élégance, ni leur splendide effronterie, ni les manières de la société où elles vivaient. Suffit-il, pour peindre le grand monde et la haute vie, d’avoir coudoyé des duchesses déguisées en grisettes dans les allées sombres du Waux-hall et du Ranelagh ou de Marylebone-Gardens ? Suffit-il d’avoir dîné deux ou trois fois, silencieux et raide, à la table d’un client titré, et d’en avoir rapporté une de ces aigreurs plébéiennes où se confondent les susceptibilités de l’artiste et les préjugés du bourgeois ?

En revanche, nul n’est mieux qualifié pour raconter l’histoire des deux apprentis. Pour être vrai, il n’a qu’à se souvenir, lui dont l’enfance et la jeunesse ont été vouées au travail manuel. Le théâtre représente l’atelier de M. West, dans Spitalfields, et voici M. West lui-même. Figure grave et sereine, encadrée d’une perruque blanche, le regard pénétrant et doux, irréprochablement vêtu de noir, M. West a plutôt l’air d’un clergyman que d’un maître tisserand. L’un des apprentis, Frank Goodchild, a les yeux baissés sur son métier. Devant lui, le Guide de l’apprenti, un bon livre que M. West lui a donné, et la Ballade de Dick Whittington. Ce Dick était un enfant pauvre de Londres qui, au moyen âge, voyagea dans les pays fabuleux de l’extrême Orient, escorté et consolé par son chat, et devint plus tard trois fois lord-maire, comme une voix surnaturelle le lui avait annoncé.

Le compagnon de Frank Goodchild, Tom Idle, ne s’inquiète guère de Dick ni de son chat philosophe. Au lieu de travailler, il dort ; auprès de lui, un pot de bière vide, et la Ballade de Moll Flanders, la courtisane. Le Guide, prêté par M. West, est sous ses pieds : Tom en a fait un tabouret. Voilà le point de départ de ces deux existences, et la suite en découlera, comme les conclusions successives d’un sorite découlent des prémisses.

Le dimanche, Frank suit le service dans le même livre que miss West. Leurs prières se confondent, leurs pensées s’unissent, et cet amour, né devant l’autel, aura aussi devant l’autel son dénoûment. Pendant ce temps, Tom Idle joue à shuffle-half-penny avec quelques garnemens de son espèce, sur une des pierres tombales du cimetière, transformée en table de jeu, tandis que le châtiment prend la