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bases que celle de la métropole, ses habitans descendent la plupart des régimens qu’elle y a envoyés ; ils en gardent les mœurs, l’esprit aventureux, entreprenant ; l’absence d’assemblées élues n’a rien qui étonne ces soldats laboureurs, habitués au commandement d’un seul, au respect de la royauté, entretenus dans ces idées par le clergé, absorbés d’ailleurs par la guerre contre l’Anglais, contre les sauvages, par l’agriculture et la colonisation des nouveaux territoires. Mais ce qui surprend davantage encore, c’est l’invincible persistance du sentiment national chez ces hommes en faveur desquels la mère patrie faisait si peu, qui tous sacrifiaient leur fortune et leur vie pour rester Français, combattant un contre trois, un contre cinq, remportant avec Frontenac, Montcalm et Lévis d’éclatantes victoires, jusqu’au jour où, ruinés par la famine et la concussion, envahis de toutes parts, écrasés sous le nombre, ils mettaient bas les armes, et, la mort dans l’âme, subissaient la capitulation de 1760 et le traité de 1763.


I

Au lendemain de ce traité qui nous enlevait un empire, tandis qu’avec MM. de Vaudreuil, Lévis, Bourlamaque et Bougainville, nombre de nobles, de marchands et notables canadiens repassaient en France, l’habitant des campagnes rentrait dans ses terres et se livrait à l’agriculture : les prêtres, les religieux lui demeuraient fidèles, et ce sont eux qui, tour à tour apôtres et pionniers, missionnaires et colons, vont le plus contribuer à entretenir la flamme sacrée du patriotisme. Tout semble conspirer contre ces soixante mille Canadiens placés en face d’un maître bien décidé à user pleinement de sa victoire, en face de cette Nouvelle-Angleterre dont la population dépasse déjà le chiffre de deux millions. Aucune communication avec la France, pas de journaux, peu de livres, nulle industrie ; le commerce aux mains des marchands anglais ; un conquérant qui annonce hautement son dessein de détruire le culte catholique, de supprimer la langue française. Cette liberté politique dont il est si fier n’est pas alors une liberté largement communicative et tolérante ; c’est une liberté égoïste et étroite, en quelque sorte protestante et privilégiée, réservée aux seuls sujets de Sa Majesté, assez semblable à cette liberté romaine qui faisait peser sur les peuples soumis le plus intolérable despotisme. Par le serment du test, la constitution britannique interdit les charges publiques aux papistes ; la nation professe contre eux une haine séculaire ; l’Irlande gît sous une domination savamment tyrannique. Pourquoi les Canadiens ne subiraient-ils pas le même traitement que les catholiques anglais ou irlandais ? Les hommes