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charte n’est qu’une formule pour dégager l’inconnue ; les Espagnols ont si bien compris l’inanité des textes écrits qu’ils l’appellent : una papeleta, un chiffon de papier. Les lacunes qu’on observait dans le bill de 1791 se compliquaient de difficultés plus graves : marchands et fonctionnaires, royalistes américains et émigrés au Bas-Canada, tous réunis dans une communauté d’intérêts et de haines, forment une faction acharnée contre la population franco-canadienne. Les gouverneurs subissent en général leur ascendant, partagent leurs préjugés, entrent dans le complot ; le conseil législatif, l’administration, sont remplis de leurs créatures, et s’ils feignent d’accepter cette constitution de 1791, qu’ils subissent comme un pis-aller, c’est afin de pouvoir, comme certain notaire de notre théâtre contemporain, la tourner en ayant l’air de la respecter : tout ce qu’elle ne défend pas expressément, ils le considèrent comme permis du moment qu’il y va du maintien de leur domination ; tout ce qu’elle autorise en faveur des Canadiens, ils le regardent comme abusif, inique et dangereux. Deux accusations terribles pèsent sur ceux-ci : on leur reproche d’être Français et mauvais sujets (French and bad subjects) ; on leur fait une réputation imméritée d’ignorance, on froisse de gaîté de cœur leurs susceptibilités, on irrite leur amour-propre au point d’amener les plus singulières méprises. M. Panet, élu orateur c’est-à-dire président de l’assemblée du Bas-Canada, rendant visite au gouverneur, est conduit d’abord dans une salle où il trouve un grenadier posté près d’une table sur laquelle s’étale un registre. Le soldat prend une plume, la lui offre en lui indiquant la page où il doit signer. M. Panet se croit insulté : « Comment ! s’écrie-t-il, vous doutez que l’orateur de la chambre sache écrire ? Et cela parce que je suis Canadien ! » Et sans attendre la réponse, il quitte le château. Informé de l’incident, le gouverneur court présenter des explications à M. Panet, qui, à son tour, s’excuse d’avoir mal interprété un acte si naturel : « Votre Excellence, dit-il, voit l’état des esprits. On nous a rendus si méfians à force de nous dénigrer que nous soupçonnons partout des pièges ou des actes d’insolence. »

Dès les premières séances du parlement bas-canadien, réuni le 17 décembre 1792, l’antagonisme éclate, les situations se dessinent : chevaleresque jusqu’à l’imprudence, la population française avait cru pouvoir, dans seize collèges sur cinquante, confier à des Anglais le soin de représenter ses intérêts. Elle en fut bien mal récompensée : à peine le gouverneur eut-il invité la chambre élective à se choisir un président et avenir le présenter à son approbation, les Anglais demandèrent aussitôt qu’il fût pris parmi eux. Après des débats animés, l’élection fut renvoyée au lendemain. Les seize se flattaient d’intimider des adversaires novices encore dans la stratégie parlementaire,