Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/515

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les plus grands domaines pouvaient être acquis à des conditions qui, en Europe, auraient justement paru dérisoires. C’était ainsi que le général Clauzel s’était rendu propriétaire de la Maison-Carrée pour une rente de 360 francs, du Fondouk de l’agha pour une rente pareille ; le palais de l’agha et la ferme de Baba-Ali lui avaient coûté davantage, l’un 900, l’autre 1,080 francs de rente annuelle. Au pis-aller, si l’armée française se retirait de la terre d’Afrique, la perte de l’acquéreur se réduirait à quelques annuités, tandis que le vendeur aurait le plaisir de rentrer dans son bien ; c’est pourquoi on s’entendait si aisément de part et d’autre. Cette facilité d’acquisition attirait les chalands, ceux-ci flattés dans leur vanité, ceux-là séduits par une idée d’agiotage : on avait fait une bonne affaire, on revendait avec bénéfice. D’autres faisaient simplement du brocantage, mêlé de brigandage ; ils coupaient les arbres, démolissaient ce qui tenait encore, vendaient boiseries, marbres, colonnes, ferrures et disparaissaient ; les moins malhonnêtes se laissaient exproprier par leurs vendeurs, qui, de leur domaine bâti, ne retrouvaient plus que le sol ras.

On avait acheté d’abord aux émigrans ; on acheta bientôt tout ce qui était offert à vendre et l’on finit par acheter ce qui était déjà vendu ou ce qui, n’existant pas, ne pouvait pas l’être. Il faut reconnaître, en effet, qu’en matière de tromperie, entre Européens d’un côté, juifs, Maures ou Arabes de l’autre, c’étaient les premiers qui étaient le plus habituellement dupes. Ils achetaient, les yeux fermés, sans savoir précisément quoi, souvent sur de faux titres ; et quand le vendeur s’était fait remettre, à titre d’avance, une somme quelconque à valoir sur les premiers arrérages, il disparaissait si bien qu’on ne le trouvait plus. On a calculé que si toutes les transactions avaient été sérieuses, il eût fallu décupler la superficie de la Métidja pour satisfaire à tous les contrats de vente. Enfin, voici ce qu’a pu écrire le capitaine Pellissier, l’auteur des Annales algériennes, un témoin, qui, soit dans les premiers temps, comme officier d’état-major, soit plus tard comme chef du bureau arabe, a vu les choses de très près : « On sera sans doute surpris en apprenant qu’il s’est fait des ventes sans désignation des immeubles vendus ; j’entends par absence de désignation une indication insignifiante et évidemment frauduleuse, conséquence de l’ignorance de l’acquéreur, qui a dû, en bien des cas, acheter ce qui, en réalité, n’existait point. Ainsi on voit, à l’enregistrement des contrats de ventes consenties par des individus désignés sous le nom d’oulid ou de ben, relatives à des propriétés appelées haouch ou trab, situées dans des lieux appelés outhans. Or, tous ces noms sont génériques : oulid et ben signifient fils, haouch veut dire ferme ; trab, terre ; outhan, contrée. C’est exactement comme si, en France, on