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L’ordre de marche avait été changé ; c’étaient des zouaves et les compagnies du 67e qui faisaient l’arrière-garde. Le ciel était sombre ; le défilé des blessés allongeait la colonne en retardant sa marche. Vers minuit, un cri prolongé, à la fois perçant et lugubre, fit tressaillir les plus braves ; c’était un cri de femme, un signal ; des hurlemens y répondirent, puis des coups de feu éclatèrent. Trompé par le départ hâté de la colonne, l’ennemi dans la montagne n’était pas encore en nombre. Au jour naissant, l’avant-garde se faisait reconnaître par le bataillon du 20e, qui depuis le 28 juin était resté à la garde du col. Il avait épuisé ses vivres ; lorsqu’il eut été ravitaillé par les camarades, il reçut l’ordre d’occuper les mamelons qui commandaient le passage et d’y tenir jusqu’à ce que les derniers traînards eussent défilé sous ses yeux. A cinq heures du matin, il y avait encore bien du monde en arrière, et cependant les crêtes environnantes se couronnaient d’hommes armés qui côtoyaient la colonne et dont le feu plongeant lui faisait déjà beaucoup de mal. Pour les déloger des hauteurs de droite, le commandant en chef fit monter contre eux quatre compagnies du 30e ; mais, de l’autre côté du ravin profond que longeait le sentier, il n’était pas possible d’aller débusquer les tirailleurs de gauche. L’ennemi arrivait en foule ; fort de la supériorité du montagnard familier avec les moindres replis d’un terrain où tout est à son avantage, il essayait de couper en sanglans tronçons le long serpent blessé qui se traînait péniblement au-dessous de lui.

À l’arrière-garde, la même faute qui, l’avant-veille, après le combat d’Aouara, avait failli compromettre la division, fut commise de nouveau, mais avec des conséquences telles que la retraite allait tourner en déroute. Assailli de front, menacé de flanc par une foule d’adversaires dont le nombre augmentait de minute en minute, le bataillon du 20e se vit forcé d’abandonner les positions qui dominent au sud le débouché du col ; mais au lieu de se retirer lentement, par mouvemens successifs, de manière à donner à chacun de ses pelotons alternativement le rôle de protecteur et celui de protégé, le commandant les rappela tous ensemble. Accumulée devant l’étroite brèche-qui ne laisse passer que trois ou quatre hommes à la fois, massée sous le feu convergent des Kabyles, cette troupe, aussitôt le défilé franchi, ne songe ni à se reformer de l’autre côté ni à laisser entre elle et la queue de la colonne l’intervalle nécessaire ; du même élan elle vient se jeter sur les dernières files que le choc rompt et désorganise. En même temps apparaissent les Kabyles hurlant et bondissant ; la lutte s’engage corps à corps ; le commandant est blessé, un capitaine est tué, un autre roule dans un ravin ; il n’y a plus de direction. A la vue de cette masse confuse qui s’agite