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Dyer. La fille de Jacob Dyer, l’autre jumeau, reçoit ce jour-là son prétendu ou, selon l’expression de ses parens, le jeune homme qui lui tient compagnie ; et le père, se rappelant sa propre jeunesse, a laissé la maison aux amoureux ; il a profité de l’occasion pour aller jaser avec son frère du seul moment de leur vie où ils aient été séparés. Jacob était tenté alors par les longues traversées, ce qui ne l’empêcha pas de descendre, pour retourner vers Martin, au premier port où toucha la goélette sur laquelle il s’était embarqué. Une même expérience a fait de ces émules perfectionnés des Deux Pigeons comme un seul être, et cependant, taciturnes avec les étrangers, ils ont toujours quelque chose à se dire. Rien ne les contente (mieux que la société l’un de l’autre. Le mérite du cidre des deux frères Dyer est expliqué aussi longuement que celui des pommes de Mrs Thacher. Comme ils fument lentement leurs pipes, ces braves jumeaux, qui nous deviendraient sympathiques partout ailleurs qu’au début du récit, où ils sont décidément importuns ! Comme ils s’appesantissent sur leurs petites affaires personnelles avant d’en venir à l’histoire d’Adeline Thacher ! C’est ainsi dans la vie sans doute : la vie ne va pas droit au but, elle a de singuliers méandres, elle est encombrée d’épisodes qui ne se rattachent que fort indirectement à son intérêt principal et de personnages qui n’ont qu’un faible lien avec ce qui représente l’intrigue d’un roman. A cela que répondre, sinon ce qu’on a dit déjà : que l’art n’admet point de calque absolu, mais une imitation libre, qui est la vérité littéraire ? C’est un tort de nous faire lire l’histoire d’Adeline à travers le bon sens terre à terre et les jugemens étroits dans leur honnêteté de ces paysans, que les fêtes prochaines de Noël amènent à se rappeler l’enfant prodigue, toujours attendu. L’ambition, à les en croire, a perdu Adeline. Au lieu de travailler dans les fabriques de la ville voisine jusqu’à ce qu’elle se fût amassé une dot, comme c’est l’usage, elle a écouté un jeune homme d’une condition supérieure à la sienne, elle a voulu devenir une dame tout de bon et, de ce mariage disproportionné, il n’est sorti que de la discorde. Imaginez deux violons qui jouent à la fois un air différent… Voilà, selon les sages Dyer, la situation de deux époux nés, l’un au sommet, l’autre au bas de l’échelle. Adeline s’éloigna de sa propre famille sans savoir se concilier les parens de son mari ; elle irrita ces derniers comme à plaisir ; l’obstination, l’orgueil, caractérisent du reste presque tous les Thacher et un vice affreux est dans leur sang : ils boivent…

Ainsi nous sommes avertis : l’ivrognerie a contribué au dégoût de John Prince pour cette jolie fille dont il s’était féru jusqu’à en faire sa femme. Cette découverte suffit pour nous détacher d’elle à notre tour. De tous les vices, l’ivrognerie chez une femme est celui qui