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des coups d’œil qui le distraient absolument du sermon. L’entente qui règne entre Nan, turbulente comme un poulain échappé de l’herbage, et ce savant, ce philanthrope surchargé, dans le petit cercle où il a modestement enfermé son mérite, des plus graves responsabilités, est celle de deux compagnons du même âge. Le docteur la défend contre sa grand’mère lorsque celle-ci l’accuse de fuir l’école pour s’en aller faire dans les champs de mauvais tours dignes d’un gamin. Il excusa la témérité de l’enfant qui grimpe aux arbres à la poursuite des écureuils, qui ne se plaint pas quand elle tombe, qui en chassant les canards plonge dans la rivière et se tire toute seule du danger, sans mensonges, sans larmes, résolument, gaîment. Sa meilleure récompense est d’aller passer l’après-midi du dimanche chez le docteur, où la servante grondeuse et dévouée, tyrannique et rageusement dévote, Marilla, lui prépare d’excellens puddings. Ces jours-là le docteur qui, jamais d’ordinaire ne prend le temps de manger, reste à table pour complaire à son invitée ; il lui parle de tout comme si elle était une grande personne, et Nan lui prouve qu’elle est raisonnable en respectant sa sieste, ses livres, toute la maison, trop récompensée quand il l’emmène dans son vieux cabriolet, où elle se tient droite, les pieds sur la boite de pharmacie, persuadée que tous les passans doivent l’envier.

Dans ces promenades avec son ami, la vie s’élargit peu à peu pour elle : il lui semble que l’horizon recule toujours. Elle apprend aussi la bienfaisance, elle voit son tuteur emporter chez ce vieux marin, que ses infirmités ont mis à la retraite, le capitaine Finch, un paquet de cigares ou un flacon de vin vieux en guise de médicamens ; elle le voit soigner discrètement l’âme de ses malades en même temps que leur corps. Un enfant comprend vite la bonté, qui du reste se gagne plutôt qu’elle ne s’enseigne. Autour du docteur Leslie, tout le monde s’améliore, depuis Marilla, dont l’humeur acariâtre devient presque aimable lorsque son maître la plaisante au lieu de la gronder, jusqu’au vieux cheval qui entre toujours dans l’esprit des expéditions qu’on lui demande, se hâtant de lui-même si le cas l’exige et flânant sans se soucier des caresses du fouet qui lui sont données par distraction lorsque rien ne presse et que le temps est propice à la rêverie ; mais c’est Nan qui fait encore le plus de progrès dans la compagnie du docteur ; elle l’observe, elle l’imite. Avant même de savoir lire, elle rajuste la patte cassée d’un hôte de la basse-cour avec une éclisse de sa façon, et le docteur dit en riant que plus tard elle sera son aide. Il commence par en faire sa fille quand la mort de Mrs Thacher la laisse orpheline. Nan et le petit chat sont emmenés un soir de la ferme au village par une violente tempête de neige ; la fillette en deuil pleure à chaudes larmes et, le chat fait des bonds désespérés dans