Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 67.djvu/627

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais victorieusement. Elle garde cette confiance en soi qui caractérise nos fermiers, avec un respect d’elle-même non moins provincial, mais elle a aussi le tact et la politesse qui ne peuvent lui venir à ce degré de la digne mère Thacher. Elle aime la campagne plus qu’aucune campagnarde que je connaisse et cependant elle ne ferait pas mauvaise figure à la ville. Nous n’avons cherché jusqu’ici à rien redresser chez elle, à rien élaguer, et j’attends avec impatience ce qui sortira de cette éducation naturelle.

Le chirurgien de marine commence par tourner en ridicule la prétendue vocation qui lui est venue sans doute en feuilletant des livres d’anatomie au lieu des livres d’images ordinaires. Beau résultat de l’abandon systématique à la nature ! Le bonheur de cette innocente sera sacrifié à des utopies. Il feint de s’apitoyer en apprenant que Nan lit dans un vieux dictionnaire de médecine le chapitre Fièvre comme s’il s’agissait d’un conte de fées. Après tout son tuteur a peut-être raison de la laisser faire. La plupart d’entre nous sont si bien façonnés à la forme que veulent leur imprimer la famille et la société, qu’ils ne découvrent leur véritable voie que lorsqu’il est trop tard pour la suivre. Fi des vocations choisies ! Bien peu de gens sont capables de les choisir en notre nom, et l’âge auquel on nous somme de nous décider n’est pas mûr pour une si grosse affaire.

Évidemment la Providence a créé les gens comme les fleurs ; il y en a d’utiles, il y en a de plus nombreux qui ne servent à rien. Pourquoi ?… L’autre monde nous répondra. Dans celui-ci nous ignorons tout, sauf qu’une loi d’amour et de charité s’impose. Les vieux camarades tombent d’accord là-dessus. C’est l’homme qui, rivé au même sol, a pénétré tant de misères en écoutant trente années de suite les plaintes ou l’aveu des mourans, c’est le médecin de campagne qui est le mieux renseigné sur l’origine des mécomptes et des repentirs. Que grâce à lui une enfant travaille de concert avec la nature et non pas contre elle, que cette enfant apprenne à connaître ses goûts véritables, son véritable devoir, et à y être fidèle, il n’en demande pas davantage ; s’il réussit, il s’en ira satisfait. L’œuvre est la même, quel que soit le sexe. Il ne donnera pas de conseils à sa pupille ; il mettra les outils nécessaires sur son chemin à mesure qu’elle en aura besoin. Rien ne presse. Ce qu’il constate avec une satisfaction profonde pour le moment, c’est que ses petites mains la servent adroitement et que ses petits pieds la portent où il faut.

Ferris est persuadé que les petits pieds de Nan la porteront, dans quelque dix ans, vers le mariage ; cependant il finit par engager son ami à la pousser en avant, et ces deux adversaires si unis reprennent leur amicale discussion. Jamais nous n’avons lu rien de plus charmant dans le genre depuis un certain chef-d’œuvre de