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de l’argent, a été précédée en Amérique par celle qui se proposait to do good work, de faire posément une bonne besogne, et les villes construites dans ce temps-là ne ressemblent guère à celles qui s’élèvent aujourd’hui en un clin d’œil : elles offrent un caractère plus original, plus individuel, plus attachant ; il semble que les poutres et les briques de chaque maison aient une origine connue, presque une histoire. Quoique le village d’Oldfields soit arrivé à son plus haut degré de prospérité, il n’y a pas encore de place dans son honnête enceinte pour les distractions mondaines, la mode y est suivie de bien loin, et Nan, en grandissant, risquerait de rester fort étrangère à la toilette et aux belles manières si une influence féminine des plus distinguées ne l’empêchait de devenir un garçon manqué. La veuve impotente du juge Graham, qui, toujours immobile dans le fauteuil où elle est clouée, supporte son triste sort avec une patience angélique, s’associe volontairement à la bonne œuvre du docteur Leslie. Elle lui fait entendre que Nan est mal habillée, mal coiffée, indisciplinée de plus d’une façon, qu’il n’est permis à aucune femme d’ignorer complètement ce qui est une partie du charme de la femme, qu’un de ses premiers devoirs est d’acquérir du goût, de s’intéresser gracieusement à ce qui intéresse les autres, d’apprendre les mots d’ordre qui ont cours dans cette corporation étroite, la société.

— Ainsi, les chapeaux ne sont pas une question de libre arbitre et de responsabilité individuelle ? dit en souriant le bon docteur.

La réflexion lui prouve que l’autorité despotique de Marilla ne suffit pas sur ces points, où il est lui-même incompétent ; il serait désolé que son petit médecin futur débutât par cette excentricité superficielle qui fait prendre en grippe certaines femmes supérieures. Nan ira chez Mrs Graham, lire avec elle, causer de mille choses que le docteur ne soupçonne pas. Un étroit commerce d’amitié se noue entre la petite fille et la vieille dame, qui la met en rapport avec quelques personnes de son voisinage, pour l’habituer à devenir, d’une façon générale, serviable et polie. Nan n’est plus du tout sauvage quand son tuteur l’emmène une première fois visiter Boston, où elle aperçoit de loin, passant dans la rue, majestueuse et sévère, miss Anna Prince, la sœur de son père, sa marraine-fée inconnue, dont elle a parlé plus d’une fois à Mrs Graham, bien qu’elle ne prononce jamais son nom devant le docteur.

Le besoin de distraire sa pupille fait du bien à ce dernier, qui avait fini par s’enfermer trop absolument dans la routine de ses devoirs professionnels et ne plus voir que les malades, en commençant toujours par les malades pauvres. Il renoue d’anciennes connaissances. Nan va partout avec lui, silencieuse, discrète, mais les oreilles et les yeux grands ouverts, comprenant peu à peu la