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Nous quittons l’infirmerie pour nous mettre en quête d’un garde de section, et nous ne tardons pas à trouver M. François Aerts, qui nous pilote toute l’après-midi dans Gheel, avec la plus grande obligeance, nous faisant voir des aliénés de toute catégorie et de toute position.

Notre première visite fut pour une maison d’hôte, renfermant deux aliénés de haute position sociale. Nous entrons dans une petite maison à deux étages, très proprement tenue, sans luxe, mais respirant l’aisance. Les pièces sont spacieuses, bien éclairées, et d’aspect très sain : nous demandons la maîtresse de la maison. Elle arrive bientôt au salon ; c’est une dame fort au courant des usages du monde, très prévenante, d’humeur enjouée, ne paraissant pas apte à engendrer mélancolie, à l’aspect heureux, à l’abord agréable. Elle a deux pensionnaires : un Anglais et un Polonais. Le premier est dans sa chambre, l’autre est en visite chez un aliéné de la colonie. Nous montons chez l’Anglais, que nous trouvons dans une chambre gaie et spacieuse ; il est assis sur un canapé, la tête entre les mains. J’essaie en vain d’engager la conversation, même en anglais ; il ne répond que par un air maussade, et finit par marmotter quelques mots signifiant que mes démarches l’ennuient. Nous nous retirons, mais, au moment de sortir, l’autre aliéné revient de sa promenade. Le prince *** porte un des grands noms historiques de la Pologne, le titre a été conféré à ses ancêtres pour de glorieux faits d’armes ; un de ses aïeux fut, à une certaine époque, un courageux allié de la France. Il est ici depuis quelques années, affaibli d’intelligence, — c’est son mal principal, — et parfois sujet au délire des persécutions. C’est un homme d’excellente éducation ; musicien, jouant du piano, appréciant le théâtre, ses manières sont celles d’un homme du monde. Physiquement, il est grand, maigre, de tournure distinguée. Il s’habille avec goût et est décoré. Son accueil est aimable, il nous fait les honneurs de la maison avec beaucoup de politesse. Il déclare se trouver très bien à Gheel : « Je suis un peu dérangé, dit-il, et le calme de Gheel me fait le plus grand bien. » Il ne se soucie pas de quitter Gheel le moins du monde ; récemment sa femme est venue le prendre pour l’emmener passer quelques jours au bord de la mer, mais cela ne lui a pas plu : on n’y est pas assez tranquille et la vie du monde l’éprouve. Il ajoute que l’air et la vie de Gheel donnent beaucoup de calme et conviennent très bien aux personnes qui sont fatiguées comme lui. La conversation de dix minutes que nous eûmes avec lui ne fut assurément ni plus banale ni plus excentrique que la grande majorité des conversations qui se tiennent dans un salon, entre gens sensés se voyant pour la première fois.