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logemens de nourriciers ; ils sont petits, mais suffisamment bien tenus. Dire qu’il ne serait pas possible de les- tenir mieux encore serait cependant une exagération.

A Gheel, nous allons voir un dernier aliéné logé chez un hôte. C’est un capitaine d’artillerie halluciné à l’excès. « Comment vous trouvez-vous ici ? lui dis-je. — Je ne me trouve pas ici : mon cadavre seul est sur terre ; mon âme est au ciel, en compagnie des bienheureux, depuis vingt-neuf mois et trois jours. » Toujours est-il que son « cadavre » se trouve bien ici-bas, à ce qu’il me dit. Il croit vivre au ciel, en compagnie des âmes des défunts. Ses expressions sont singulières. Se tournant à un moment vers ma femme : « Vous me paraissez sous l’aspect, madame, du cadavre d’une de mes jeunes tantes que j’eus la douleur de perdre il y a bien longtemps, mais dont je retrouve l’âme au ciel : sa corporation terrestre était semblable à la vôtre. » Malgré la tournure lugubre que devait forcément prendre la conversation avec un « cadavre, » nous restâmes quelque temps avec ce pauvre homme, qui parlait assez bien de toutes choses, sur un mode à la fois onctueux et rapide, qui faisait penser à une machine admirablement graissée et à haute pression : il nous fit sur la mort, sur la prière, et une foule de sujets analogues, des théories extraordinaires comme on peut bien penser. La folie religieuse exaltait en lui le sens moral, ce qui n’est jamais un mal, mais en faisait un fanatique. Il déclarait protestans et Israélites assurés des flammes éternelles, et vouait au même supplice une grande quantité de personnes, à commencer par son hôtesse, qu’il accusait des plus abominables infamies, entre autres, de lui couler du plomb fondu dans le crâne. Celle-ci écoutait avec un calme souriant et maternel les divagations du pauvre homme ; le malheureux est devenu fou il y a plus de dix ans, après avoir perdu sa femme.

Ici se clôt la série des visites que nous avons faites à Gheel. D’une façon générale, notre impression est, que l’on peut procurer aux aliénés indigens des chambres plus grandes, dans certains cas, mieux aérées dans d’autres, mais c’est là un progrès qui se réalisera peu à peu, par la force des choses, et sans qu’il soit besoin de promulguer un nouveau règlement à cet égard. L’habillement des aliénés nous a paru très suffisant et très convenable ; leur nourriture, cela est évident, est celle du nourricier et de sa famille, et « non aultre. »

Dire que Gheel est arrivé à l’état de perfection, en ce qui concerne l’organisation médicale et la surveillance des aliénés, serait donc une exagération. Il y a des critiques à adresser à Gheel : il y a des réformes à y introduire. Parmi les critiques je citerai principalement celles qui émanent de Belges.