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médicales, de tenir la main à ce que le travail des aliénés soit rétribué selon l’équité, on s’aperçoit que l’on demande l’impossible. On pourrait donc quintupler ou même décupler le nombre des gardes de section, définir bien nettement les attributions de chacun d’eux, ainsi que la portion de la colonie qu’ils ont à inspecter. L’aliéné et la colonie, en général, gagneraient beaucoup à cet accroissement de personnel. Là est le principal desideratum de Gheel. Une fois qu’il sera comblé, une foule de choses, aujourd’hui difficiles, deviendront aisées.

Il est un autre point important : il faut que les médecins soient bien payés, du moment qu’ils n’ont pas le droit de faire de la clientèle civile. Il faut, par un traitement convenable, les mettre en état non seulement de vivre honorablement, mais de négliger les sources de gain qui pourraient les tenter, et de pouvoir se consacrer à l’étude théorique et pratique des aliénés. Gheel doit certainement présenter à l’aliéniste d’intéressans travaux à faire, de curieuses et utiles observations à relever ; il ne faut pas que ces matériaux passent inaperçus.

Toute question appelle une réponse, toute étude une conclusion. Que pouvons-nous penser de Gheel ? Le principe qui régit Gheel est assurément plus humain que celui qui régit les asiles fermés, mais il n’est applicable qu’à certaines formes de l’aliénation mentale. Si le personnel des malades est attentivement choisi, on verra que les inconvéniens et les abus du régime familial sont peu de chose auprès des avantages qu’en retirent les aliénés. Il est possible que les petits abus existans ne disparaissent jamais entièrement, mais n’existe-il pas d’abus dans les asiles fermés ? les malades n’y ont-ils jamais été maltraités ? n’y ont-ils jamais commis de crimes ? Quels grands abus peut-il exister à Gheel, colonie ouverte à tous les yeux, où dix mille habitans sont intéressés directement ou indirectement à sa bonne réputation ?

Depuis des siècles, la colonie se développe ; que l’on y apporte les modifications de détail suggérées par la science, par l’expérience, par le désir d’augmenter la sûreté et le bien-être des aliénés, rien de meilleur, rien de plus humain ; mais que, pour rien au monde, on ne touche au principe du traitement familial : il faut des siècles pour créer un Gheel.


HENRY DE VARIGNY.