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l’attentat, le revêtement de pierre et le gravier qui recouvrait le drain auraient été projetés à vingt mètres à la ronde avec assez de violence pour faire voler en éclats les voitures et pour tuer infailliblement quiconque se trouvait à portée. Cependant le cortège passa et un peu plus tard, il redescendit sans qu’aucune explosion se fût produite. Le ministère public a reconnu dans cette affaire le doigt de Dieu. D’autres ont rendu grâce à la pluie qui était tombée en abondance pendant la nuit ; ils ont pensé, que la mèche imbibée d’eau, n’avait pu s’allumer. D’autres encore ont mieux aimé croire qu’au dernier moment, Rupsch avait été pris d’une défaillance, que son crime vu de près lui avait fait peur, qu’un scrupule tardif ayant glacé son cœur et sa main, la mèche n’avait pas brûlé parce qu’il ne l’avait pas allumée. Toutefois il en coûtait aux deux émissaires de retourner à Elberfeld sans avoir rien fait. Après la cérémonie, ils revinrent chercher leur cruche et leur bouteille, et le soir une violente détonation se faisait entendre près d’une cantine en planches où se donnait un concert. Heureusement le mal ne fut pas grand. Quelques planches furent brisées ; deux hommes, légèrement blessés, perdirent connaissance. La police rechercha aussitôt les coupables ; elle eut peine à les atteindre, ils ne furent arrêtés que cinq mois après. L’instruction judiciaire traîna aussi en longueur ; Küchler et Rupsch n’ont été jugés par le tribunal impérial de Leipzig que te 22 décembre 1884. Ils ont été condamnés à mort l’un et l’autre. Leur crime et le jugement rendu contre eux fournissent matière à plus d’une réflexion.

L’attentat manqué du Niederwald fait penser à certains forfaits commis récemment en Russie ; les intentions et les procédés sont les mêmes. En réalité, les nihilistes russes et les anarchistes allemands sont deux races d’hommes bien différentes. M. de Bismarck remarquait l’an dernier, dans une séance du Reichstag, « que le nihilisme moscovite se recrute surtout dans le prolétariat des carrières libérales, dans l’excédent de diplômés que l’éducation savante des gymnases fait affluer dans la vie civile, et que la vie civile n’a pas la force de digérer, parmi les boursiers des universités qui, en terminant leurs études, rêvaient un avenir à la tête de la société comme gouverneurs et hauts dignitaires, et qui le jour où ils cessent de toucher leur pension, en sont réduits à chercher un emploi de garde de nuit ou quelque autre gagne-pain du même genre. « Les anarchistes allemands qui à des degrés divers ont trempé dans l’attentat du Niederwald appartenaient tous à la classe ouvrière ; il n’y avait parmi eux aucun étudiant visionnaire ou perverti. De mystérieuses semences, apportées par le vent, étaient tombées dans ces cerveaux incultes, et la graine avait levé. Instruits à l’école de la misère, ils n’avaient pas eu besoin de suivre des cours à l’université pour se convaincre que la société est