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l’ondée sur l’injustice, que tout capitaliste est un exploiteur, que les maçons ont le droit d’habiter les maisons qu’ils bâtissent et les tisserands de regarder comme leur bien la toile qu’ils ont tissée, qu’au surplus il est inutile de raisonner avec le bourgeois, qu’il faut recourir à la force pour triompher de ses ineptes préventions et de ses criminelles résistances.

La plupart étaient de bonne foi ; des sophistes leur avaient fait leur leçon, ils la répétaient avec candeur. Küchler a étonné ses juges par son air d’ingénuité presque bonasse, Rupsch par l’expression presque enfantine de son visage imberbe, avec lequel s’accordait mal sa grosse voix de basse. Ce bon jeune homme, fils de braves paysans du cercle de Naumburg, se croyait sérieusement tenu de conformer sa conduite à ses doctrines. Un jour qu’il avait commis un détournement, comme son patron lui en demandait raison, il monta sur ses ergots et se vanta d’avoir lu quelque part que la propriété est le vol. Quand on lui représentait le danger de ses liaisons avec les anarchistes, il répondait fièrement que si jamais il sentait son cas véreux, il se fourrerait dans la bouche une cartouche de nitroglycérine et se ferait sauter la cervelle. Il n’en a rien fait ; si ingénu qu’on soit, la candeur se concilie quelquefois avec la hâblerie.

Les lois d’exception ne produisent pas toujours les effets qu’on en attend. Celle que le Reichstag a votée en 1878, sur la pressante invitation de M. de Bismarck, interdit les publications socialistes et édicté des peines contre quiconque les colporte ou les répand. Il s’est trouvé cependant que les anarchistes d’Elberfeld recevaient, sans que la police s’en doutât, la fameuse Freiheit que publiait à Londres M. Most. Elle leur arrivait de partout, même d’Amérique. Ils y lisaient « que le temps des discours est passé, qu’il faut en venir à l’action et prouver aux classes dominantes que l’anarchiste allemand n’a peur ni de la hache, ni de la potence. » Ils y lisaient aussi « que les socialistes révolutionnaires, s’ils veulent égaler les exemples que leur donnent de nobles jeunes gens russes, doivent se tenir au courant des progrès techniques de toutes les matières explosives. » Ils y lisaient encore « que l’imprimerie et la nitroglycérine sont les plus belles inventions des temps modernes, que l’une nous fournit le moyen de propager nos idées, l’autre celui de les mettre à exécution. »

La loi de 1878 donne à la police locale le droit d’interdire ou de dissoudre toute réunion convoquée dans une vue d’agitation socialiste. Si les anarchistes d’Elberfeld ne tenaient pas d’assemblées publiques, ils ne laissaient pas de se réunir fréquemment, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, le plus souvent chez le cordonnier Holzhauer. Dans leurs conventicules illicites et secrets, que personne n’inquiéta jamais, ils traitaient en toute liberté de leurs petites affaires, et ils posaient en