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Le juge se trouvait dans une situation bizarre, qui pourtant ne l’a point embarrassé. Il s’agissait d’un crime qui n’a pas été commis, d’une tentative manquée qui n’a laissé aucune trace et dont personne n’aurait jamais eu connaissance si Rupsch et Küchler avaient été discrets. On leur demandait compte de l’explosion qui s’était produite à Rüdesheim, près d’une cantine où se donnait un concert. Une fois entrés dans la voie des aveux, ils ont dit ce qu’ils étaient venus faire au Niederwald, de quelle mission ils avaient consenti à se charger. Il est vrai qu’à leur témoignage s’ajoute la dénonciation de Palm ; mais un, des défenseurs d’office, M. le conseiller de justice Fenoer, qui s’est acquitté de sa tâche avec autant de conscience que de talent, n’a pas craint de dire que la haute cour accordait elle-même moins de créance aux assertions suspectes de ce tisserand qu’à la parole des huit accusés.

Au surplus, Palm ne se trouvait pas, le 28 septembre, sur le Niederwald ; comment saurait-il ce qui s’y est passé ? Or Küchler et Rupsch s’accordent à avouer qu’ils ont préparé l’attentat en déposant de la dynamite dans une fosse de drainage, mais une simple préparation n’est pas un commencement d’exécution. Quant au reste, chacun d’eux a affirmé, protesté qu’il était résolu à ne point accomplir les ordres qu’il avait reçus. Si on 4es considérait tous les deux comme des menteurs, on en était réduit à ne rien savoir ; si on leur accordait quelque créance, on était obligé de reconnaître que l’un d’eux au moins méritait quelque indulgence pour avoir reculé devant son forfait. Le juge en a décidé autrement. Il a pensé que Küchler et Rupsch étaient véridiques quand ils se chargeaient réciproquement, qu’ils étaient indignes de foi dans tout ce qu’ils alléguaient à leur décharge, et il les a condamnés l’un et l’autre à la peine de mort pour crime de haute trahison. Nous ne discutons pas sa sentence, mais il est permis de dire qu’il n’a pas dénoué, qu’il a tranché.

Le seul des accusés qui ait gardé jusqu’au bout une fière et superbe attitude, sans essayer un instant de disputer sa tête à ses juges, est le Saxon Reinsdorf, qui avait été l’instigateur de l’attentat et s’en faisait gloire. M. de Bismarck comparait naguère le socialisme à ce prophète dont Thomas Moore a raconté l’histoire en beaux vers, et qui, défiguré par une horrible plaie, ne se dévoilait jamais devant ses séides de peur que sa laideur ne les mit en fuite. « La démocratie socialiste, disait M. de Bismarck, a les mêmes raisons que le prophète du poète irlandais pour ne pas découvrir son vrai visage. » Le jour qu’elle a comparu en cour d’assises dans la personne de Reinsdorf, elle a hardiment relevé son voile, et bien que son visage ne fût défiguré par aucune plaie, l’assistance a tressailli. C’était celui d’un homme maigre, aux joues creuses, aux cheveux d’un blond rougeâtre, peignés avec soin ; son regard provocant exprimait l’audace, l’insolence,