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M. de Broglie a fait usage, dans la mesure savante que nous venons d’indiquer, il faut encore lui compter ceux dont il a eu l’habileté de ne pas se servir. Dans un récit où les principaux acteurs sont un Frédéric et un Louis XV, et en débrouillant des intrigues de cour ou d’alcôve où se trouvent mêlés des Voltaire, des Richelieu, des Châteauroux, rien n’était si difficile que de ne faire que sa juste part à l’anecdote galante et au scandale inédit. C’est malheureusement une habitude prise, nous l’avons constaté bien des fois, et une fâcheuse habitude, aussitôt qu’il s’agit du XVIIIe siècle, de donner pour ainsi dire le pas à l’historiette sur l’histoire. Et si j’ignore ce que le duc de Broglie a pu trouver en ce genre aux archives des affaires étrangères ou au Record Office, tout le monde sait qu’il n’eût eu qu’à puiser à mains pleines dans les Mémoires ou pamphlets du temps : les Mémoires de Richelieu, par exemple, ou ce fameux Chansonnier Maurepas. Mais il n’a cru devoir le faire qu’avec une extrême modération, et pour autant seulement qu’il était impossible ici de les négliger, puisqu’enfin la fortune a voulu que Mme de Châteauroux fût un moment maîtresse des destinées de la France. « Ces recueils de chansons que l’on réimprime aujourd’hui sont des documens dont on doit se servir avec une grande réserve, car ils sont aussi dépourvus (ce qui n’est pas peu dire) de valeur historique que de décence et de mérite poétique. » De combien de Mémoires conviendrait-il d’en dire autant ? Nous sera-t-il permis de rappeler à ce propos que nous avons nous-même trop souvent protesté contre l’abusif emploi de ces commérages dans la grande histoire pour ne pas saisir avec empressement l’occasion qui nous est offerte aujourd’hui de placer nos protestations sous l’autorité de M. de Broglie ? Il n’est pas de calomnies, plates ou odieuses, qu’avec de pareils documens on ne puisse introduire dans l’histoire. Et, quand une fois elles s’y sont mises, la malignité naturelle du lecteur y trouve trop bien son compte pour qu’elles n’y restent pas.

Quelques-uns croient donner ainsi ce qu’ils appellent de l’animation ou de la vie au récit ; mais ce n’est qu’une animation factice, une vaine apparence de vie ; et les vrais mobiles des actes sont plus loin et plus profondément cachés. C’est ce que le duc de Broglie a si clairement démontré pour Mme de Châteauroux. Oui, sans doute, les destinées de la France furent un moment entre ses mains, et c’était Louis XV qui les y avait remises, mais il y avait tout un parti derrière Mme de Châteauroux, et, dans ce parti, Richelieu, Tencio, Noailles, Frédéric même, c’est-à-dire des projets, des desseins, des ambitions, toute une politique, bien autre chose enfin que ce qu’y ont vu les chansonniers et les pamphlétaires du temps. On cite souvent, et il le mérite, parce qu’il est joli, le mot de la duchesse de Bourgogne, que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent. N’est-ce pas toutefois à la condition de ne pas oublier que ces femmes elles-mêmes, — une Montespan, une de Prie,